La jungle de l’industrie agroalimentaire

Εκτύπωση
avril 2013

Alors que toute une partie de l'humanité ne mange pas à sa faim et que beaucoup de ménagères africaines aimeraient pouvoir simplement disposer d'un morceau de viande pour leur maffé, l'affaire de la viande de cheval découverte dans des lasagnes « pur bœuf » peut paraître dérisoire. Mais elle a mis en lumière quelques aspects du fonctionnement de l'industrie de la viande.

Commandées depuis Boulogne-sur-Mer (Pas-de-Calais) par le groupe Findus, leader européen du surgelé, à la société Comigel, installée à Metz (Moselle) et spécialisée dans la préparation de plats cuisinés pour la grande distribution, lesdites lasagnes ont été fabriquées par sa filiale Tavola au Luxembourg. Tavola a passé une commande de viande à la société Spanghero de Castelnaudary (Aude). Celle-ci a contacté un trader chypriote pour lui fournir du « minerai de viande », lequel a refilé la commande à un trader hollandais qui a passé un ordre d'achat - en l'occurrence pour de la viande de cheval actuellement moins chère que le bœuf - auprès d'un abattoir roumain, qui l'a expédiée à Castelnaudary avant de l'envoyer au Luxembourg. Deux traders, quatre sociétés et cinq pays, pour un simple plat de lasagnes !

Les médias et les ministres ont été prompts à dénoncer la tromperie sur les étiquettes. Ils se sont montrés soucieux des éventuels risques sanitaires pour les consommateurs. Ils ont réclamé, comme à chaque scandale de ce type, un meilleur étiquetage et une plus grande traçabilité. Ils ont voulu rassurer les consommateurs pour éviter une chute massive des ventes, comme ce fut le cas lors de l'affaire de la « vache folle », où de la viande bovine britannique contaminée par l'encéphalite spongiforme bovine (ESB) avait été commercialisée. Provoquée par l'utilisation pendant toutes les années 1980 de farines animales (des aliments fabriqués à partir de déchets de viande et de graisse) pour nourrir des ruminants herbivores, la crise de la « vache folle », qui éclata en 1996 et connut un rebondissement en France en novembre 2000, a fait 200 morts à ce jour. C'est dire qu'elle était d'une tout autre gravité que l'affaire actuelle. Mais elle avait déjà montré comment les industriels de l'agroalimentaire savent contourner les réglementations pour gagner plus d'argent et comment les pouvoirs publics étaient peu regardants sur l'application de leurs propres règles. Il est d'ailleurs significatif que l'Union européenne ait annoncé la levée de l'interdiction d'utiliser des farines animales pour nourrir les poissons d'élevage en pleine affaire des lasagnes au cheval. Gênée par le calendrier inopportun de cette annonce, la ministre de l'Écologie Delphine Batho a dû jurer ses grands dieux que ces farines resteraient interdites en France.

De toute façon, la réduction drastique du personnel de la Direction générale de la concurrence, la consommation et la répression des fraudes (DGCCRF) rend impossible un contrôle réel et sérieux par les pouvoirs publics des pratiques des industriels : on y a supprimé 560 emplois entre 2007 et 2012, soit 15 % des effectifs, sans compter les réorganisations de services qui réduisent le nombre d'agents disponibles pour des contrôles. Il y aurait un moyen simple et efficace pour effectuer ces contrôles : permettre aux travailleurs du secteur de rendre publique toute malversation qu'ils découvrent, sans risquer une sanction ou leur emploi. Dans l'agroalimentaire comme dans toute l'industrie, les mieux placés pour contrôler la qualité de la production ou les fraudes sont les travailleurs des ateliers et des bureaux. Ce sont eux qui déchargent les camions, c'est entre leurs mains que passent la matière première, les bons de commande, les factures. Mais une telle mesure de bon sens, dont profiteraient en premier lieu les consommateurs, serait une brèche dans le sacro-saint secret industriel et commercial et ouvrirait la porte au contrôle par les travailleurs de toute la marche des entreprises. Autant dire qu'une telle initiative ne viendra d'aucun gouvernement.

Cette affaire est un révélateur du fonctionnement ordinaire de l'industrie agroalimentaire. Elle donne une idée du nombre d'intermédiaires qui prennent leur marge entre les producteurs et les consommateurs, c'est-à-dire qui ponctionnent leur part de la plus-value créée par les éleveurs, les travailleurs des abattoirs, tout en volant en partie le consommateur. Elle laisse entrevoir à quelle exploitation sont soumis ces travailleurs. La viande, comme n'importe quelle autre production, est un support pour réaliser des profits avant d'être un aliment utile aux humains omnivores.

Le terme de « minerai de viande » est à cet égard significatif. Selon une réglementation européenne de 2003, on le fabrique à partir « des ensembles de muscles striés et de leurs affranchis [morceaux de viande issus de la découpe] y compris les tissus graisseux y attenant, provenant de viandes fraîches découpées et désossées, réfrigérées, congelées ou surgelées ». Dans la pratique le « minerai » peut représenter plus de 15 % de la masse totale de l'animal. Selon quelques professionnels qui se sont exprimés à l'occasion de cette affaire, toutes les parties qui restent après la découpe, y compris les os et les tendons, peuvent être agglomérées à ce « minerai ». Un ancien inspecteur des abattoirs affirmait qu'il n'était pas rare d'y trouver... du mulet ou de l'âne !

Ces pratiques sont celles que dénonçait déjà, en 1905, l'écrivain socialiste américain Upton Sinclair, dans son roman La Jungle, un témoignage à charge contre les conditions de travail et les pratiques des abattoirs des trusts de la viande implantés à Chicago. Décrivant l'atelier du bœuf en conserve, il écrivait : « Une grille à l'entrée du tuyau retenait tous les petits morceaux de viande, les détritus et les rebuts de toute nature. Tous les trois ou quatre jours, le vieillard [un ouvrier âgé contraint de continuer à travailler] avait à enlever tout cela avec une pelle et à le jeter dans les wagonnets avec le reste de la viande. » Cinquante ans plus tôt encore, en 1857, dans une note du Capital illustrant les méthodes commerciales des boulangers londoniens, Marx écrivait : « Il existe à Londres deux sortes de boulangers, ceux qui vendent le pain à sa valeur réelle, les full priced, et ceux qui le vendent au-dessous de cette valeur, les undersellers. Cette dernière classe forme plus des trois quarts du nombre total des boulangers. Ces undersellers, presque sans exception, vendent du pain falsifié avec des mélanges d'alun, de savon, de chaux, de plâtre et autres ingrédients semblables, aussi sains et aussi nourrissants. » C'est dire que les maquillages alimentaires et les produits frelatés vendus à bas coût aux classes populaires, qui n'ont pas les moyens de s'offrir de meilleurs produits, sont au moins aussi vieux que le capitalisme.

Indépendamment des aspects peu ragoûtants, voire des risques sanitaires potentiels de certaines pratiques dans les abattoirs, ce « minerai de viande », vendu aux industriels qui préparent steaks hachés ou plats cuisinés s'avère être surtout une mine de profit. Selon le président de la Confédération française de la boucherie, « l'avantage du minerai est qu'il permet à l'industriel de faire de merveilleuses marges, car acheté à bas prix et revendu beaucoup plus cher aux consommateurs sous forme de plat préparé ». Les sous-produits des abattoirs se trouvent donc au centre du commerce de la viande : « Nous gagnons notre argent sur les bas morceaux et les sous-produits car les usages et les clients sont très divers, y compris l'industrie pharmaceutique », reconnaissait un trader du secteur.

Les capitalistes de la viande ont ainsi généralisé le vieil adage selon lequel « tout est bon dans le cochon » ! Upton Sinclair avait décrit avec force l'usage que les industriels pouvaient tirer d'une carcasse de bœuf : « Chez Durham la moindre parcelle de matière était utilisée. Avec les cornes, on fabriquait des peignes, des boutons, des épingles à cheveux et du faux ivoire. Avec les tibias et les autres gros os, on faisait des manches de couteau, des brosses à dents. (...) Les pieds, les articulations, les rognures de peau et les nerfs produisaient un mélange bizarre et hétérogène : gélatine, colle de poisson, phosphore, cirage et huile. »

Une concentration internationale plus tardive dans la viande

Armour ou Swift, qui employaient à cette époque dans leurs abattoirs de Chicago plusieurs dizaines de milliers de travailleurs dans les conditions ignobles dénoncées par La Jungle, expédiaient des quartiers de viande dans des wagons réfrigérés vers l'ensemble des États-Unis. Ils avaient imposé, à l'échelle du territoire américain, un quasi-monopole sur la distribution de viande fraîche ou en conserve, le fameux (si l'on peut dire) corned-beef. Mais ils vendaient très peu au-delà des frontières.

Pour les céréales, le commerce international est contrôlé depuis plus d'un siècle par une oligarchie réduite à quatre ou cinq grandes firmes. La production et le commerce des autres matières agricoles, des produits issus de leur transformation, tout comme ceux des semences, des engrais et des pesticides, ont été monopolisés progressivement par quelques grands groupes. C'est ainsi qu'une grosse douzaine d'entre eux, parmi lesquels Cargill, Nestlé, ADM, Kraftfood, Pepsico, Unilever, Bunge, Monsanto, se partagent le marché mondial du secteur agroalimentaire, des semences à la transformation en passant par la production sans oublier la distribution. À l'exception du Suisse Nestlé et de l'Anglo-Néerlandais Unilever, les dix premiers sont américains.

En ce qui concerne la viande brute non transformée, le commerce international est longtemps resté limité. Jusqu'à la Deuxième Guerre mondiale, grâce aux bateaux frigorifiques inventés à la fin du 19e siècle, seule la Grande-Bretagne importait massivement de la viande, en particulier du bœuf depuis l'Argentine ou l'Australie et du mouton depuis la Nouvelle-Zélande. C'est bien plus tardivement, à partir des années 1970-1980, que les transactions internationales de viande se sont multipliées. Aujourd'hui encore, moins de 10 % de la viande produite dans le monde est exportée, ce qui représente tout de même 35 à 40 millions de tonnes par an. Des grands groupes spécialisés dans l'abattage et la commercialisation de la viande ont vu le jour. Les principaux sont américains : Cargill, qui est dans tous les secteurs, mais aussi Smithfield Foods ou Tyson Foods.

Depuis une dizaine d'années, le Brésil est devenu le premier producteur mondial de soja et nourrit les animaux d'élevage d'une grande partie de la planète, et c'est l'un des principaux exportateurs de viande bovine. La crise de la « vache folle » contribua à l'expansion de la production brésilienne. D'une part le soja remplaça complètement les farines animales, interdites en Europe, comme source de protéines dans l'élevage hors-sol. Des dizaines de milliers de kilomètres carrés de terres dans le Mato Grosso ont été défrichés pour y cultiver du soja, conduisant à l'expulsion de paysans sans titre de propriété et au défrichage massif de la forêt amazonienne. Après le soja, vint le bœuf. Le bœuf brésilien n'étant pas soupçonné d'être porteur de l'ESB, il put conquérir des parts de marché.

Au même moment, dans ce même pays, 40 millions de Brésiliens souffrent de sous-alimentation, parfois à en mourir. Parce que, évidemment, l'argent du soja et de la viande exportés ne profitent qu'à un nombre réduit de grands propriétaires terriens et d'industriels du secteur. On retrouve l'Américain Cargill mais aussi quelques grandes firmes brésiliennes : JBS, le plus grand fournisseur mondial de viande tant par le chiffre d'affaires que par le volume traité, Marfrig ou Brasil Food.

Des groupes européens suivent, tels le Néerlandais Vion, le Danois Danish Crown ou encore le Français Doux, spécialisé dans la volaille, ou Bigard qui s'est imposé, lui, dans le porc et surtout dans le bœuf. Comme dans d'autres secteurs de l'industrie, ces groupes ont grossi ces dernières années par des fusions-acquisitions, par le rachat d'entreprises en liquidation judiciaire pour un prix dérisoire, bien plus que par l'investissement dans de nouvelles usines. À chaque opération de rachat, ces groupes restructurent leurs usines et suppriment des emplois.

En France et dans quelques pays d'Europe, certains groupes agroalimentaires étaient à l'origine des coopératives agricoles. L'abattage et la transformation de la viande ont suivi et accompagné les bouleversements profonds de l'agriculture française à partir des années 1960, sous l'égide de l'État et de la politique agricole commune européenne : disparition massive de millions de petits paysans pour former une agriculture intensive, liée à l'industrie agroalimentaire. L'élevage des poulets, porcs et autres bovins a suivi la même évolution que la production laitière ou céréalière : de plus en plus concentré dans des élevages en batterie, souvent hors-sol, avec une grande productivité mais aussi des risques et des dérives dont nous ne discuterons pas dans cet article. Pour ne parler que de l'abattage, il y a eu longtemps une myriade de petits abattoirs à proximité des lieux d'élevage. Outre les abattoirs coopératifs, il existait partout des abattoirs publics, municipaux ou départementaux, pour les bouchers ou les grossistes. On a fermé beaucoup de ces abattoirs publics pour laisser la place aux groupes privés. Pour les bovins, il reste aujourd'hui moins de 300 abattoirs dans tout le pays, dont une centaine sont publics. Mais surtout, plus de 75 % de l'abattage s'effectue dans les abattoirs des groupes industriels.

La désormais fameuse société Spanghero est détenue depuis 2009 par la firme basque Lur Berri, née dans les années 1970 de la fusion de coopératives agricoles spécialisées dans le commerce du maïs. En 2007, Lur Berri avait plus que triplé son chiffre d'affaires en rachetant Labeyrie, le roi du foie gras. Lur Berri contrôle aussi les abattoirs Arcadie Sud-Ouest. Bigard, numéro un de la viande bovine, a racheté successivement Charal et le groupe Socopa. Il emploie, ou exploite, aujourd'hui plus de 20 000 travailleurs dans une trentaine d'abattoirs et d'usines de transformation. Bigard emploie pratiquement le tiers des salariés de la filière viande du pays.

On retrouve le même genre de concentration et d'opérations de rachat suivies de revente, en aval, dans les sociétés de transformation. Findus a été un temps propriété de Nestlé, qui l'a cédé à un groupe financier suédois, qui l'a revendu au fonds d'investissement Capvest, qui l'a cédé à un autre fonds britannique, Lion Capital. D'après le Canard enchaîné, Lion Capital aurait revendu ses parts à la banque JP Morgan et à la Société générale, laquelle dément. La société Comigel, celle qui a fabriqué les lasagnes à la viande de cheval, est détenue par Céréa, une société financière appartenant à la très puissante association française des producteurs de blé, Unigrains. Céréa, c'est aussi Buffalo Grill, Léon de Bruxelles ou encore Planet Sushi... Les actionnaires de ces groupes sont bien gavés ! Et on voit en passant que ces actionnaires ne sont pas tous des financiers anonymes et insaisissables : ce sont les bonnes vieilles familles céréalières de la Beauce ou de Champagne qui contrôlent le négoce des grains depuis un siècle ou plus.

Si les groupes européens de la viande vendent une grande part de leurs marchandises à l'intérieur de l'Union européenne, une part non négligeable est exportée un peu partout dans le monde. Doux, avant sa mise en redressement judiciaire, la fermeture de plusieurs usines et la suppression de quelque 1 000 emplois dans son pôle frais, exportait vers le Moyen-Orient et l'Europe de l'Est. À partir de ses usines brésiliennes, il exportait des poulets vers la Chine et une centaine d'autres pays.

Et visiblement cela continue. Si des milliers de travailleurs et de petits producteurs de volaille ont payé au prix fort le redressement du groupe, les affaires n'ont jamais cessé pour le volailler breton. En janvier dernier, Charles Doux se félicitait d'un chiffre d'affaires « équivalent à celui de 2012 », mais « avec une meilleure rentabilité » ! Parmi les raisons de sa satisfaction, le maintien des subventions européennes pour l'exportation de volailles en direction du Moyen-Orient à raison de 108 euros la tonne. Depuis des années, l'Union européenne subventionne en effet l'exportation de volailles hors de l'Europe au titre de la politique agricole commune (PAC). Avec des subventions qui tournaient autour de 200 ou 300 euros la tonne, Doux a reçu ainsi chaque année des dizaines de millions d'euros, 63 millions d'euros en 2008. Et visiblement, malgré la réforme annoncée de la PAC, cela va continuer... À aucun moment durant les tractations autour de son redressement judiciaire, il n'a été question que le moindre centime de ce pactole versé par Bruxelles serve à indemniser les travailleurs que Doux a licenciés ou les petits éleveurs qui ont perdu leurs débouchés. Quant à sa filiale brésilienne, Frangosul, Doux est en train de la revendre avec une belle plus-value au géant JBS. Le sort des 6 000 travailleurs des abattoirs brésiliens est certainement le cadet des soucis tant de Doux que des administrateurs judiciaires.

Les subventions européennes à l'exportation de viande ont un autre effet : elles contribuent à détruire les productions locales de nombreux pays, en particulier en Afrique. Erwin Wagenhofer, auteur du livre Le marché de la faim et du film We Feed the World (2007), estime que les exportations de volailles ont fait perdre leur emploi à 100 000 personnes en Afrique de l'Ouest, pour la plupart dans la production, la transformation et la vente d'aliments pour bétail. Au début des années 2000, la production de viande de volaille du Ghana s'est effondrée sous l'offensive de l'Union européenne.

En plus des requins voraces de l'abattage, il faut nourrir les traders de la viande

Ce commerce international implique l'existence de négociants. Dans le secteur des céréales, sous prétexte de se prémunir des fluctuations des cours du blé ou du maïs au gré des aléas climatiques, les négociants ont inventé il y a plus d'un siècle les marchés à terme. La Bourse de Chicago est ainsi devenue la référence mondiale pour tous les produits agricoles et assimilés : des traders étudient soigneusement l'avancement des récoltes, les risques climatiques ou l'état des stocks pour fixer le prix des céréales. Dans le contexte actuel de la crise économique, où des masses de capitaux disponibles sont à la recherche de placements rentables sans risque, les marchés à terme de l'agriculture, déjà spéculatifs par eux-mêmes, attirent les vautours de la finance. Et cette spéculation fait régulièrement flamber les cours des matières premières agricoles, provoquant pénuries et famines dans les pays où un doublement du prix du riz interdit tout simplement à des millions de gens de manger.

Dans le secteur de la viande, il n'y a pas vraiment de marchés à terme, mais des négociants qui mettent en relation les abattoirs et les entreprises clientes pour écouler en temps réel des cargaisons de viande. La spéculation y est plus réduite que dans le secteur des céréales. Pour autant, le nombre et le rôle de ces traders s'accroissent au fur et à mesure que le commerce de la viande s'élargit. Comme le décrit l'un d'entre eux : « Il faut un intermédiaire entre l'abattoir brésilien et le client en Côte d'Ivoire ou en Europe », ajoutant : « Le négociant peut ainsi utiliser toute la viande achetée dans les abattoirs, par exemple 200 tonnes d'abats pour l'Afrique et 100 tonnes de filet pour l'Europe. » Un autre trader, qui travaille essentiellement avec des abattoirs bretons, explique qu'il achète « des pièces nobles (jambon, épaule prêts à la consommation), mais aussi beaucoup de morceaux que nous ne mangeons pas en Europe mais qui seront utilisés dans d'autres pays, par exemple en Chine, et consommés tels quels ou destinés à être transformés ».

Décidément, tout est bon aussi dans le poulet ou dans le bœuf ! En jouant à l'échelle de la planète, les traders écoulent les bas morceaux dans les pays pauvres et les parties plus nobles dans les pays riches ; ils jouent aussi sur les différentes habitudes alimentaires entre les pays. Sans posséder ni abattoirs ni entrepôts frigorifiques mais des téléphones, quelques ordinateurs et des carnets d'adresses bien remplis, ils prélèvent ainsi leur part de profit. Constatant que, dans la viande plus encore que dans le reste de l'agroalimentaire, « les marges sont faibles », les traders expliquent tous qu'ils gagnent de l'argent sur la masse et le volume commercialisés : « Nous ne traitons jamais en dessous d'un conteneur, c'est-à-dire un minimum de 24 tonnes. Et nous vendons de quatre à cinq conteneurs par jour. »

Évidemment, la complexité des circuits commerciaux facilite la fraude et les tromperies sur la marchandise. Et l'on peut parier que celles qui ne sont jamais dévoilées sont plus nombreuses que celles qui émergent sur la place publique, comme les lasagnes au cheval. Mais cet aspect est finalement secondaire. Ce qui est choquant et absurde, c'est le fonctionnement ordinaire, légal, du marché capitaliste. Dans l'agroalimentaire comme dans tous les autres domaines de la production, on ne produit jamais en anticipant les besoins, après les avoir recensés. Si la viande de cheval est actuellement abondante et bon marché ce n'est pas pour des raisons alimentaires mais parce que les chevaux sont désormais interdits de circulation sur les routes nationales roumaines ! Cette anarchie de la production et de la distribution provoque des crises, des régulations a posteriori qui se traduisent par des flambées ponctuelles de prix et par des fermetures d'usines ou d'abattoirs.

Une exploitation féroce des travailleurs

Si les consommateurs sont victimes de cette course au profit, des rachats et reventes incessants, de l'opacité de toute la filière, les premières victimes sont ceux qui produisent, abattent et transforment la nourriture, les travailleurs des abattoirs et des usines agroalimentaires. Comme souvent dans l'économie capitaliste, quand les taux de profit sont faibles et la part du travail manuel importante, l'exploitation des travailleurs est encore plus féroce.

Déjà en 1905, en publiant La Jungle, Upton Sinclair voulait avant tout rendre publiques les infâmes conditions d'exploitation des travailleurs des abattoirs. L'émoi suscité dans le pays par son roman obligea d'ailleurs le gouvernement de l'époque, celui de Theodore Roosevelt, à modifier la législation, malgré l'opposition des industriels, pour mieux contrôler la qualité de la nourriture commercialisée. Ce fut l'une des origines de la Food and Drug Administration (FDA). Mais en ce qui concerne les conditions de travail, l'action gouvernementale fut bien plus réduite. Comme l'écrivit Upton Sinclair : « J'avais voulu toucher le cœur, j'ai touché l'estomac de la nation. »

Les diverses affaires révélées dans la foulée des lasagnes Findus ont eu un peu le même effet : des inquiétudes - certes légitimes - pour la santé des consommateurs, beaucoup moins pour les conditions de travail dans les abattoirs.

Avec 1 500 établissements, près de 60 000 salariés, la filière de la viande est, selon l'INRS (santé et sécurité au travail), deux à trois fois plus touchée par les accidents de travail et les maladies professionnelles que les autres secteurs. En 2008, il y avait 150 accidents avec arrêt pour 1 000 salariés alors que la moyenne dans l'industrie est de 38 pour 1 000. Si l'on restreint les statistiques aux seuls abattoirs, c'est pire. Ces chiffres sont certes à la baisse depuis une vingtaine d'années (264 accidents avec arrêt pour 1 000 salariés en 1992 dans les abattoirs !) : c'est en partie le résultat de contrôles, de campagnes de prévention de la Caisse nationale d'assurance maladie et de modifications sur les installations. Mais on sait aussi comment les pressions pour ne pas déclarer les accidents de travail augmentent dans toutes les entreprises. Les troubles musculo-squelettiques (TMS) sont la première maladie professionnelle du secteur. Ces chiffres donnent une idée des conditions de travail très difficiles, physiquement et moralement. Selon les postes de travail, il fait des températures de 37 °C près des étuves, 12 ou 13° C sur les postes de découpage, 4 ou 5° C dans les frigos. Il faut ajouter le bruit permanent, les odeurs souvent insoutenables. Quant aux salaires, ils dépassent à peine le smic, même après des années d'ancienneté. Comme le disait un militant CGT d'un abattoir de Lamballe : « Des entreprises comme la Cooperl ou Kermené, ça mange les hommes ! Si on est en sous-effectif, c'est que des collègues ne sont plus capables de travailler dans les ateliers. »

Ces conditions très dures entraînent un taux élevé de renouvellement du personnel et un recours massif aux intérimaires. Cela explique l'embauche de travailleurs immigrés, parfois sans papiers, venus d'Afrique ou du Maghreb pour travailler dans la Sarthe ou en Bretagne, et de plus en plus souvent de travailleurs roumains ou polonais, slovaques, tchèques, embauchés avec des contrats de travail léonins en passant par des agences d'intérim installées dans les pays de l'Est. Le directeur d'un abattoir de Lamballe, dans les Côtes-d'Armor, reconnaissait en 2011, devant des journalistes du Monde diplomatique : « Nous travaillons déjà avec quinze sociétés d'intérim françaises, et cela ne suffit pas. Nous souffrons aussi de la mauvaise image du travail dans les abattoirs (sic). Et donc, oui, nous faisons parfois appel à des étrangers. » Les agences d'intérim s'adressent ainsi aux patrons des abattoirs : « Le travailleur détaché est employé et rémunéré par l'agence d'intérim. C'est elle qui élabore le contrat de travail et paie les cotisations sociales. Tout en respectant la législation en France, l'intérimaire dépend de la loi fiscale et sociale de son pays d'origine. À salaire net équivalent, il est donc possible pour votre entreprise de réaliser une économie substantielle. » On croirait lire une annonce d'un « négrier » vantant sa marchandise !

Sur place, ces agences d'intérim retiennent souvent sur le salaire des « déductions » diverses, correspondant au logement, au coût de transport entre le pays d'origine et la France, aux frais d'interprétariat, etc. C'est illégal, mais cela se pratique couramment. Et en guise de logement : « Ils vivent à six ou sept dans la même maison et l'employeur ponctionne pas mal pour ça. Ils n'ont pas de quittance de loyer parce que c'est l'employeur qui paye, ils ne peuvent pas ouvrir un compte bancaire parce que les fiches de salaire restent en Roumanie, et ils ne peuvent pas s'installer en France s'ils le veulent, parce qu'ils n'ont aucun papier officiel. L'employeur les tient comme ça », selon le témoignage au Monde diplomatique de militants de la CGT qui se battent aux côtés de ces travailleurs. Ces pratiques, en augmentation en France, sont encore plus systématisées dans les abattoirs allemands où, après l'adoption de la directive dite Bolkestein en décembre 2006, les patrons des abattoirs ont recruté massivement des bouchers et désosseurs polonais sous-payés.

Une autre pratique, particulière aux abattoirs, est celle du tâcheronnat. Il s'agissait à l'origine de bouchers indépendants, embauchés pour une commande et payés à la tâche, c'est-à-dire au rendement. Mais la plupart des abattoirs bovins ou porcins embauchent en permanence des tâcherons, prestataires de service pour une commande, à des postes soit très techniques et non mécanisables, soit très difficiles où ils imposent la cadence ; des postes qu'aucun salarié ne veut ou ne peut tenir. Les patrons des abattoirs jouent ainsi sur la différence de statut entre travailleurs pour mieux diviser. Mais depuis quelques années il s'est créé des sociétés de prestataires qui recrutent des tâcherons et proposent leurs services aux abattoirs. Les tâcherons deviennent ainsi de véritables salariés d'une société intermédiaire qui est sans cesse à la limite du délit de marchandage interdit par le code du travail. La société EVS emploie ainsi plus de 1 200 salariés-tâcherons qui sont organisés syndicalement et ont fait grève dans la région d'Angers il y a quelques années, prouvant ainsi que, quel que soit leur statut juridique, des travailleurs organisés peuvent se faire respecter.

Ce tableau général de l'industrie de la viande n'est pas ragoûtant, mais à l'image de la société capitaliste. Dans cette économie où chaque marchandise, chaque besoin même vital de la société sont transformés en source de profit pour une brochette de capitalistes, des industriels aux distributeurs en passant par les banques, les assurances et de multiples intermédiaires, il n'y a aucune raison que l'agroalimentaire y échappe.

Produire de la nourriture de qualité et en quantité suffisante, concilier hauts rendements et préservation des sols, des nappes phréatiques et de l'environnement, de façon à nourrir sept, huit ou neuf milliards d'êtres humains : cela est possible. Élever des animaux pour la boucherie sans recourir à des méthodes d'élevage barbares, basées sur l'injection d'antibiotiques, d'hormones ou d'autres médicaments, sans condamner des travailleurs à se faire exploiter dans des bagnes industriels de façon à permettre à tous ceux qui le souhaitent de manger une quantité de viande nécessaire et suffisante : cela se trouve à notre portée. L'humanité n'est pas condamnée à choisir entre « la jungle » de l'industrie agroalimentaire et la décroissance vers une agriculture précapitaliste et un régime végétarien forcé.

Les moyens de production, les outils pour recenser en temps réel d'un côté les besoins de tous et de l'autre les capacités de production, sont déjà là. Mais ils se trouvent aux mains et sous le contrôle de ces grands groupes de l'agroalimentaire, dont la fonction sociale est de produire du profit, pas de nourrir l'humanité. Il faut placer ces groupes et leurs formidables moyens sous le contrôle direct des travailleurs qui les font fonctionner, et sous celui des consommateurs qu'ils sont censés servir. Il faut les exproprier pour les regrouper dans un grand réseau collectif de production et de distribution, en supprimant la concurrence qui crée surproduction d'un côté et pénurie de l'autre, en supprimant les circuits parasites purement commerciaux et les intermédiaires qui ne servent qu'à prélever leur dîme. C'est ce qu'exigent les forces productives de notre époque, pour l'alimentation comme pour toute l'économie.

29 mars 2013