France - Les états d’âme de la majorité et les calculs de l’opposition

Εκτύπωση
novembre 2009

La majorité a des états d'âme. Et elle le fait savoir. Rien que pendant les deux dernières semaines, on a vu s'y mettre, successivement ou simultanément, des députés jusqu'au président de l'Assemblée nationale, des sénateurs jusqu'à un ancien Premier ministre, une secrétaire d'État et même un conseiller de Sarkozy.

Oh, il serait certainement exagéré de parler d'un vent de révolte ! Ce n'est pas le genre du milieu. Mais, enfin, après plusieurs mois où cette majorité a suivi avec plus ou moins de discipline les zigzags présidentiels, se répandant dans les médias pour justifier les faits et gestes de son chef de file, il y a de plus en plus de ses membres pour affirmer que « lui, c'est lui, et nous, c'est nous ».

On a du mal à imaginer un Raffarin en pasionaria de la révolte contre le pouvoir. Mais l'ex-Premier ministre, aujourd'hui sénateur, n'a manifestement pas digéré que le pouvoir ne l'ait pas soutenu à l'époque pour conquérir la présidence du Sénat qu'il ambitionnait. L'occasion de se rappeler au bon souvenir de Sarkozy s'est présentée suite à la décision de ce dernier de supprimer la taxe professionnelle, privant ainsi les municipalités d'une de leurs ressources financières importantes. Contre la promesse de « compenser euro pour euro » la perte des recettes, certes, mais même les maires de droite savent qu'« un tiens vaut mieux que deux tu l'auras », à plus forte raison si ce n'est pas deux, mais un seul « tu l'auras », de plus, assorti d'un « peut-être ».

Oh, certes, ce n'est pas la suppression de la taxe professionnelle en elle-même qui gêne les notables de la majorité ! Bien au contraire : ils sont suffisamment liés aux patrons locaux, petits et grands, pour avoir souhaité cette mesure hier et pour s'en féliciter aujourd'hui. Mais en tant que maires, ils savent aussi que c'est autant de moins qui rentre dans leurs caisses. Et, derrière la formulation absconse de la prise de position de Raffarin contresignée par vingt-trois autres sénateurs sur l'ordre dans lequel il aurait fallu réformer les collectivités locales et la taxe professionnelle, il y a cette évidence biblique : donnez-nous d'abord l'argent qui compensera la taxe professionnelle et, après, nous applaudirons des deux mains sa suppression !

Dans la prise de position de Raffarin, il n'y a pas que la réponse du berger à la bergère à la suite de sa candidature ratée au fauteuil de président du Sénat. Le sénateur Raffarin comme ses vingt-trois cosignataires, pourtant de la majorité, savent que, dans deux ans, il y aura les élections sénatoriales et que le corps électoral est à cette occasion constitué de ces maires, de ces conseillers régionaux et généraux, de notables en tout genre dont une partie, même sarkozyste, se méfie de la réforme qu'on leur prépare. Autant joindre donc l'utile à l'agréable : régler ses comptes avec Sarkozy et se faire bien voir de ceux qui décideront de leur avenir en tant que sénateurs.

Sur le plan strictement parlementaire, c'est sans doute la fronde au Sénat qui gêne le plus l'exécutif car, dans cette vénérable assemblée, la majorité n'est majoritaire que de justesse. Mais cela gronde aussi du côté des députés. La grogne est plus diverse. Pour les uns, cela porte sur la taxe professionnelle, comme chez les sénateurs. Pour les autres, les villepinistes, c'est l'attitude de Sarkozy vis-à-vis de leur chef de file. D'autres encore ont soulevé la question du montant du grand emprunt. Étant donné l'objet du débat porté sur la place publique : faut-il un emprunt de l'ordre de vingt ou trente milliards ou au plus de cent milliards, c'est à se demander s'il n'est pas motivé par la seule volonté de marquer sa différence. Encore que, pour les banquiers qui vont prêter cet argent, la question ne soit nullement anodine. Et il ne serait pas étonnant que parmi ceux qui poussent à emprunter beaucoup, c'est-à-dire à se préparer à verser beaucoup d'intérêts et agios aux banques, il y en ait qui soient sponsorisés par ces dernières.

Il semblerait que, derrière l'initiative de soixante-trois députés de l'UMP et du Nouveau Centre qui ont cosigné sur ce thème une tribune dans Le Monde, il y ait Henri Guaino, le conseiller spécial de Nicolas Sarkozy. Ce qui, par ricochet, a amené le Premier ministre Fillon à lancer un « de quoi je me mêle » lui permettant, pour une fois, d'affirmer son existence face aux conseillers omniprésents de Sarkozy.

Et voilà que, dernier en date des couacs du côté de l'Assemblée nationale, c'est le président de celle-ci, Bernard Accoyer, pourtant un des ténors de l'UMP, qui refuse de bloquer la demande d'une commission d'enquête du Parti socialiste concernant les sommes faramineuses dépensées en sondages par l'Élysée.

Pour compléter le tableau, il fallait aussi un membre du gouvernement. Ç'a été Rama Yade. Elle a élevé une protestation publique à propos de la suppression des avantages fiscaux accordés aux sportifs de haut niveau au titre du droit à l'image collective. Ce qui lui a valu une volée de bois vert de sa ministre de tutelle, Roselyne Bachelot, de Fillon lui-même et de quelques autres ministres, mais aussi les applaudissements de quelques sportifs de haut niveau et surtout de présidents de clubs, notamment de football. Car si la fiscalité aujourd'hui remise en cause profite aux vedettes du sport, elle profite bien plus encore aux clubs, auxquels elle permet de payer moins de charges sociales.

Au-delà de l'aspect anecdotique de chaque cas, il y a un climat de grogne au sein même de la majorité contre Sarkozy. Il n'est pas difficile d'en deviner les raisons. Tout ce beau monde, obséquieux envers Sarkozy parce qu'il tient les clés de la promotion des uns et des autres, donc de leur avenir, doit aussi préserver les votes de l'électorat de droite qui leur assure leur gagne-pain en les élisant.

Or, l'électorat de droite n'est pas content. Cet électorat, qui a hissé Sarkozy au pouvoir, qui a applaudi des deux mains ses gestes de début de règne en direction des possédants, qui se retrouvait dans les déclarations du nouveau président de la République lorsqu'il s'en prenait, pêle-mêle, aux fonctionnaires, aux chômeurs, aux travailleurs, aux sans-papiers, est en train de prendre ses distances.

Le gouvernement a beau répéter les gestes ou agiter des propositions en sa direction, genre fermeture de la « jungle » à Calais, déportation d'Afghans vers leur pays d'origine, couvre-feu pour des mineurs de moins de 13 ans, débat sur l'identité nationale, cela n'a pas l'air de compenser les « affaires » qui déplaisent à l'électorat de droite et, surtout, à ses franges venues du Front national.

Et les « affaires » se sont succédé en quelques semaines : soutien à Frédéric Mitterrand, son homosexualité et ses virées de drague payante dans des pays pauvres ; lavage du linge sale pas tout à fait en famille avec Villepin ; et, pour couronner le tout : le fils poussé pour accéder à la tête de l'Epad, établissement chargé de la gestion du quartier de la Défense à Paris. Sur cette dernière affaire, Sarkozy a fini par faire son mea culpa, mais c'était trop tard.

Alors, l'électorat de droite râle, et ce sont ses murmures de désapprobation qui montent par le biais de tous ces notables. D'autant plus que leurs places d'élus nationaux, régionaux, locaux, risquent d'être davantage menacées que celle de Sarkozy.

Voilà donc la majorité de « l'omniprésident » qui a tout l'air de se fissurer. Conséquence en même temps que cause : Sarkozy sombre dans les sondages.

Cela redonne espoir au Parti socialiste. Aussi déliquescent qu'il soit, certains de ses leaders poussent l'optimisme jusqu'à commencer à dire qu'après tout, en 2012, ce n'est pas gagné d'avance pour Sarkozy et que le Parti socialiste a de nouveau ses chances.

Il n'aura pas fallu grand-chose pour que le pouvoir de Sarkozy, qui tenait ses troupes par le ventre, prenne d'un seul coup de bien plus modestes proportions que celles qu'il s'attribue ou que lui attribue la gauche réformiste.

La fronde dans la majorité pourrait n'être qu'anecdotique et les espoirs qu'elle suscite du côté du Parti socialiste, seulement ridicules. Elle éclaire cependant le jeu de rôles entre la majorité et l'opposition et la duperie qu'il entretient.

Depuis l'accession de Sarkozy au pouvoir, la seule stratégie électorale du Parti socialiste consiste à attendre que Sarkozy se déconsidère. Le Parti socialiste n'a rien à proposer sur le plan social, rien à proposer face à la crise et ses conséquences désastreuses et ne propose rien. Il attend que la politique de la droite fasse regretter la gauche et la renforce. Il est tout à fait dans la logique de cette « stratégie » que de faire de Sarkozy et de sa cour les responsables de tous les maux qui frappent ce pays. L'objectif de battre Sarkozy sur le plan électoral devient, explicitement ou en creux, la réponse à tout : au chômage, à la dégradation des conditions d'existence des classes populaires et tout le reste.

Ce n'est pas seulement stupide, bien que cela le soit. C'est très intéressé de la part du Parti socialiste. Gonfler l'importance de Sarkozy est une façon de dissimuler derrière la marionnette du père Fouettard ceux qui tirent les ficelles, le patronat, la grande bourgeoisie. Les mesures prises contre le monde du travail, contre les classes populaires, le sont parce qu'elles correspondent à des intérêts de classe bien plus puissants que la petite personne du président de la République.

Même dans l'opposition, le Parti socialiste reste un parti responsable vis-à-vis de la bourgeoisie. Il sait que si, d'aventure, il revient au pouvoir, il devra gouverner pour le compte de celle-ci, comme il l'a toujours fait lorsqu'il a été au gouvernement. D'où l'extrême prudence du Parti socialiste, même éloigné du pouvoir, vis-à-vis de toute promesse que les classes populaires pourraient prendre au sérieux en lui demandant des comptes le cas échéant.

À sa façon, la gauche réformiste participe à la fabrication d'un Sarkozy omniprésident. Pas seulement par cet aspect accessoire qui a les faveurs des commentateurs qui glosent sur les divisions de la gauche face à une droite plus ou moins unie derrière Sarkozy.

En s'en prenant à Sarkozy, le Parti socialiste contribue à l'installer sur un piédestal. Il y a un peu plus de quarante ans, la gauche réformiste, à l'époque surtout le Parti communiste, a contribué à tisser autour de De Gaulle la légende d'un pouvoir fort contre lequel il n'y avait rien à faire, y compris à une époque où ce pouvoir était usé et déclinant. Jusqu'à ce que Mai 1968 dissipe la légende et transforme l'homme du pouvoir fort en un président désemparé allant chercher secours auprès du général Massu et son armée stationnant en Allemagne. Et De Gaulle, c'était autre chose que Sarkozy !

Que le Parti socialiste substitue à la lutte de classe sociale les affrontements électoraux, c'est dans l'ordre des choses. Si le Parti socialiste a besoin du vote des classes populaires pour arriver au pouvoir, une fois installé il mènera une variante de la même politique antiouvrière que mène la droite au pouvoir.

C'est vrai même à des périodes où l'aggravation de la crise ne donne pas aux rapports de classes un caractère aussi dur qu'en ce moment. Si la droite et la gauche se distinguent dans leur langage, s'il y a une différence dans la nature de certaines mesures que l'une et l'autre prennent en fonction de ce qui plaît à leur électorat, sur le fond social l'une et l'autre défendent la domination, les intérêts de la grande bourgeoisie.

Oui, les choses se passent ainsi en toutes circonstances. Mais, en cette période de crise où la grande bourgeoisie est engagée dans une guerre féroce contre les classes laborieuses pour préserver ses profits, elle ne tolère et ne tolèrera aucun écart, même de langage, sur les questions qui sont essentielles pour ses intérêts.

Soit dit en passant, il est significatif que, à en juger par les derniers sondages, le meilleur cheval pour représenter le Parti socialiste dans la course présidentielle soit Dominique Strauss-Kahn. Cet homme, nommé avec l'aide de Sarkozy à la tête du Fonds monétaire international, une des institutions les plus symboliques de la bourgeoisie, montre à quel point lui comme ses semblables sont formés, dressés, pour être de bons gérants pour le compte de la grande bourgeoisie.

Encore une fois, que le Parti socialiste s'efforce de réduire la lutte de classe à la caricature dérisoire des compétitions électorales, c'est dans l'ordre des choses. Ce qui devrait l'être moins, c'est que les formations qui prétendent se situer sur la gauche du Parti socialiste en fassent autant. Et, cependant, non seulement du côté du Parti communiste ou du Parti de gauche, mais même du côté du NPA, « battre Sarkozy » devient ou redevient sinon l'unique objectif, du moins celui qui conditionne tout le reste.

Ce faisant, d'ailleurs, ils donnent au Parti socialiste les verges pour les battre. À six mois des élections régionales, mais à deux ans encore des élections présidentielle et législatives, le seul argument de « vente » du Parti socialiste se limite à l'affirmation que, puisque c'est lui qui est le plus à même de battre la droite sarkozyste, les autres devraient s'aligner derrière lui.

Et c'est ainsi qu'en cette période de crise où la classe ouvrière et les classes populaires sont confrontées à la véritable guerre de classe que leur mène le grand patronat, la droite comme la gauche institutionnelle se retrouvent à refaire de l'affrontement gauche - droite sur le terrain électoral, la clé de l'avenir.

Que Sarkozy suscite dans les classes populaires la haine qu'il mérite est normal. Mais le rôle de ceux qui ne confondent pas la réalité des choses avec leur reflet électoral devrait être de montrer la réalité des rapports de classes, la réalité du pouvoir de la bourgeoisie derrière l'homme politique qui l'incarne aujourd'hui, d'une manière particulièrement cynique, il est vrai.

La question politique clé des années à venir n'est certainement pas celle d'une alternative électorale à Sarkozy. La question clé est de savoir comment, quand, le prolétariat retrouvera confiance en lui-même pour imposer ses propres objectifs politiques à la bourgeoisie, au grand patronat, quels que soient leurs représentants politiques du moment à l'Élysée ou à Matignon. Il n'y a pas de véritable « alternative politique » dans les combinaisons électorales, avec ou sans le Modem, avec ou sans le Parti socialiste. L'alternative politique ne pourra venir que d'en bas, de l'intervention consciente des masses exploitées, de leur irruption dans la vie politique avec leurs objectifs de classe.

13 novembre 2009