Il y a 125 ans, au printemps 1884, Friedrich Engels achevait la rédaction de L'origine de la famille, de la propriété privée et de l'État. Dans la préface de la première édition, Engels expliquait : « Les chapitres qui suivent sont, en quelque sorte, l'exécution d'un legs. C'était Karl Marx qui s'était réservé d'exposer lui-même les résultats des recherches de Morgan en connexion de son - j'ai, dans une certaine mesure, le droit de dire : notre - étude matérialiste de l'histoire et d'en faire par là comprendre enfin toute la portée ». Marx était mort en mars 1883, et Engels s'était attelé aussitôt à l'exécution de ce legs moral.
Contrairement au Capital de Marx et aux autres écrits des deux amis concernant l'économie politique, qui partaient de l'étude d'un phénomène en train de se dérouler sous leurs yeux, et qui restent d'une brûlante actualité, L'origine de la famille est très marquée par le niveau des connaissances scientifiques et historiques de l'époque, et les hypothèses qu'on pouvait essayer d'en déduire.
Il est par exemple significatif qu'Engels dénonce la société de classes « au long des 2 500 ans de son existence », alors qu'on sait aujourd'hui que les premières civilisations où l'on peut parler de classes sociales et d'État ont fait leur apparition au moins trois millénaires plus tôt.
L'échelle des temps n'est plus ce qu'elle était
C'est qu'à l'époque où écrit Engels, l'échelle des temps, dans l'histoire de la Terre, comme dans celle des sociétés humaines, n'est pas du tout celle qui est admise aujourd'hui.
Dans cette fin du 19e siècle, on n'en est certes plus, dans les milieux scientifiques, à s'en remettre aux calculs basés sur des extrapolations de la Bible, et qui situaient, suivant leurs auteurs, la naissance présumée de Jésus de 3 500 à 7 000 ans après la création du monde. Il y eut même au 17e siècle un certain James Ussher pour affirmer péremptoirement que la création avait eu lieu au début de la nuit précédant le 23 octobre de l'an 4004 avant l'ère chrétienne ! Ce furent essentiellement les géologues, en étudiant la vitesse du dépôt des sédiments dans les mers, ou celle de l'érosion, qui firent admettre des chronologies plus longues, de l'ordre de plusieurs centaines de millions d'années.
Mais à la fin du 19e siècle, ces estimations furent revues à la baisse par les calculs d'un célèbre physicien, William Thomson, plus connu sous le nom de lord Kelvin, qui firent d'autant plus autorité que la physique jouit d'une réputation de science « exacte ». D'après des calculs sur la vitesse de refroidissement de la Terre, puis sur l'énergie rayonnée par le soleil, lord Kelvin attribuait à la Terre un âge de 20 à 40 millions d'années, ce qui fit dire à Darwin, qui était convaincu que l'évolution des êtres vivants avait nécessité beaucoup plus de temps, que lord Kelvin était « un spectre odieux » ! Mais jusqu'aux premières années du 20e siècle, il existait un quasi-consensus pour admettre que la Terre ne pouvait pas avoir plus d'une centaine de millions d'années.
Il fallut attendre la découverte de la radioactivité par Becquerel, en 1896, et les travaux qui suivirent, pour que les physiciens puissent expliquer l'origine de la chaleur produite dans les profondeurs de la Terre et de celle rayonnée par le soleil, et se voient doter d'un moyen de datation fiable des roches qui constituent l'écorce terrestre. Et ce n'est que vingt ans plus tard que le milliard d'années est devenu l'unité de mesure de l'âge de la Terre.
Alors évidemment, la manière dont Engels retrace l'histoire des sociétés humaines est marquée par l'échelle des temps géologiques admise à son époque, et aussi par les limites des connaissances concernant la préhistoire de l'humanité comme l'histoire des premières civilisations.
Une très longue histoire
C'est particulièrement vrai en ce qui concerne l'histoire de la famille.
Morgan, à partir des relations familiales existant chez les Iroquois d'Amérique du Nord, et des relations antérieures dont il voyait des vestiges dans la terminologie qu'ils employaient, avait élaboré une histoire de la famille, dans laquelle l'évolution des techniques jouait un rôle déterminant. Il avait conçu un schéma retraçant le cheminement qui aurait mené d'une hypothétique promiscuité primitive, où les relations sexuelles n'auraient été soumises à aucune règle, à la famille moderne. Marx et Engels ne pouvaient qu'adhérer avec enthousiasme à cette conception matérialiste. Pour Morgan comme pour Engels cette évolution s'était accomplie en quelques millénaires (ancienneté supposée de l'espèce humaine), en passant par les mêmes étapes chez tous les peuples.
Mais en réalité l'histoire des relations familiales s'est étalée sur une période de près de deux cents milliers d'années (selon les chronologies aujourd'hui envisagées) si nous ne considérons que l'homo sapiens, sur des millions d'années si l'on remonte à l'origine du genre homo, car il n'y a aucune raison que les prédécesseurs hominiens de sapiens n'aient pas élaboré, parmi les éléments de leur culture, des mœurs et des règles dans ce domaine de la vie sociale. Il n'y a aucune raison non plus que ces mœurs aient été les mêmes dans des groupes humains qui connaissaient des conditions matérielles très diversifiées dans l'espace comme dans le temps.
Mais si les connaissances actuelles rendent évident le fait que la vision qu'avaient Morgan et Engels de l'évolution de la vie sociale dans les sociétés qui se sont succédé durant toute la préhistoire est largement dépassée, elles ne permettent guère d'en tracer un tableau plus exact.
L'absence de toute trace écrite fait qu'aucun chercheur ne peut aborder autrement qu'en matérialiste (plus ou moins conséquent) l'étude de la préhistoire. Le préhistorien n'a pas le moindre grand homme, le moindre héros, la moindre bataille ou la moindre histoire de coucherie royale à se mettre sous la plume. Et des premiers outils utilisés par homo habilis, il y a plus de deux millions d'années, aux bifaces polis du néolithique, c'est l'évolution des techniques de taille de la pierre qui a longtemps été au centre de ses préoccupations.
L'étude des habitats préhistoriques retrouvés permet aussi de se faire une bonne idée de la manière dont s'alimentaient les hommes qui les fréquentaient, d'imaginer aussi quelle était la taille des groupes humains. Mais évidemment les relations sociales qui existaient dans ces groupes n'ont pas laissé de traces suffisantes pour en donner une bonne connaissance.
Pour la période - brève en regard de l'histoire de l'humanité - où des gravures, des sculptures, sont parvenues jusqu'à nous, le nombre important de symboles sexuels, les statuettes féminines connues sous le nom de « Vénus », attestent que tout ce qui était lié à la reproduction tenait une place importante dans la vie intellectuelle de nos ancêtres. Et penser que la femme, en tant que génitrice, jouissait d'une considération particulière est légitime. Mais on ne peut pas savoir dans quelle mesure la division sexuelle du travail, qui l'a éloignée de la grande chasse et par voie de conséquence du port des armes, l'a désavantagée. D'autant que les conditions matérielles de vie des groupes humains ont considérablement varié dans l'espace comme dans le temps.
Et les études des ethnologues sur les sociétés dites primitives ne permettent aucune conclusion en la matière, parce que ces sociétés ont elles aussi derrière elles toute une histoire qui nous est inconnue. En quoi les relations sociales existantes chez le populations amérindiennes, refoulées depuis des millénaires dans la jungle brésilienne, témoignent-elles de ce qu'étaient les mœurs des premiers habitants du continent américain qui avaient franchi le détroit de Behring ?
Et si les populations aborigènes d'Australie ont des systèmes de parenté très différents de ce que Morgan et Engels avaient imaginé, est-ce que cela reflète vraiment la manière dont vivaient les premiers sapiens qui ont peuplé l'Australie, il y a, selon les auteurs, quelque 40 000, 50 000 ou 60 000 ans ?
En vérité, la seule chose dont nous puissions être certains, c'est que l'histoire des relations familiales chez les homo sapiens, et à plus forte raison chez l'ensemble des hominiens, est beaucoup plus complexe que ce que les meilleurs esprits du 19e siècle pouvaient imaginer. Mais cette histoire, nous ne sommes guère mieux armés qu'eux pour l'appréhender, et elle pourrait bien rester à tout jamais un objet de spéculations intellectuelles ne débouchant sur aucune certitude.
Mais L'origine de la famille marque cependant une date capitale dans l'histoire des idées, car comme l'écrivait Engels dans la préface de son ouvrage : « Jusqu'en 1860 environ, il ne peut être question d'une histoire de la famille. La science historique était, dans ce domaine, encore sous l'influence du Pentateuque. La forme de la famille patriarcale, qui y est décrite plus en détail qu'ailleurs, n'était pas seulement admise a priori comme la plus ancienne ; elle était encore - moins la polygamie - identifiée avec la famille bourgeoise actuelle, si bien qu'à proprement parler la famille n'avait absolument passé par aucune évolution historique ».
L'idée que la famille telle que la concevait la société bourgeoise n'avait pas toujours existé, et que les relations entre les hommes et les femmes, et plus généralement entre tous les êtres humains, pourraient dans l'avenir, dans une société d'où auraient disparu l'exploitation et l'oppression, être très différentes de ce qu'elles étaient alors, allait devenir la propriété de tout le mouvement ouvrier socialiste.
Engels et la naissance de l'Etat
Si les idées d'Engels sur l'histoire de la famille doivent beaucoup à Morgan, ce qu'il expose sur la naissance de l'État est le fruit de ses propres travaux et de ceux de Marx.
L'apport d'Engels, dans L'origine... ne réside pas dans l'explication du rôle de l'État en tant qu'instrument de la classe dominante, ni des tâches qui doivent être celles du prolétariat par rapport à l'État bourgeois.
Le Manifeste communiste n'avait donné en 1847 qu'une réponse imprécise à cette question, en s'affirmant pour « l'organisation du prolétariat en classe dominante ». Mais après Le 18 Brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte , Marx pensait que « la prochaine tentative de la révolution en France devra consister non plus à faire passer la machine bureaucratique et militaire en d'autres mains, comme ce fut le cas jusqu'ici, mais à la briser ». Et la Commune de Paris de 1871 confirma pleinement ce pronostic.
L'apport d'Engels, dans L'origine... fut de montrer comment le passage de groupes humains à une économie de production, avec l'agriculture et l'élevage, et non plus de prédation comme chez les chasseurs-cueilleurs qui les avaient précédés, avait rendu possibles l'exploitation, la division de la société en classes, et nécessaire du même coup la naissance de l'État, comme organe se plaçant en apparence au-dessus des classes, chargé de maintenir l'ordre social existant, pour empêcher une guerre de classes permanente.
Sur ce problème des origines de l'État, à l'époque où écrivait Engels, les connaissances sur les débuts de la civilisation étaient bien plus pauvres que celles que nous possédons aujourd'hui. En ce qui concerne l'Europe occidentale et le Proche-Orient, pour ne parler que de cela, si on avait commencé à déchiffrer l'écriture cunéiforme, les hiéroglyphes, on savait bien peu de choses sur ces civilisations, et même sur leur ancienneté. Il est à cet égard significatif qu'Engels se réfère essentiellement à l'histoire des civilisations grecque et romaine, et à celle des anciens Germains.
Mais ces lacunes dans les connaissances de l'époque n'avaient, en ce qui concerne le propos d'Engels, que peu d'importance, car ce qui l'intéressait c'était de comprendre comment étaient nés les États qui, à travers les siècles, allaient mener à ce système capitaliste dont il était un ardent adversaire. Ni Marx, ni Engels, ne se voulaient des historiens, étudiant l'histoire pour l'histoire. Tous les écrits d'Engels, y compris ceux relatifs à l'histoire des anciens Germains, ou aux guerres des paysans du 16e siècle, ont été des textes de combat, destinés à mieux armer le prolétariat. Et si Marx a évoqué quelquefois un « mode de production asiatique » original, il ne s'y est jamais attardé. Ce qui les intéressait l'un et l'autre, c'était de mieux comprendre comment s'étaient développées les sociétés qui avaient mené au capitalisme moderne, pour mieux pouvoir combattre celui-ci.
Dans cette optique, les parties de L'origine de la famille correspondant à l'apparition de la propriété privée et à la naissance de l'État restent riches d'enseignement pour les militants communistes d'aujourd'hui. Lénine, en août 1917, ne s'y est pas trompé, lui qui en pleine tourmente révolutionnaire a consacré tout un ouvrage, L'État et la révolution, à rappeler, face à toutes les interprétations opportunistes, ce qu'étaient les idées de Marx et d'Engels sur ce problème, afin de mieux armer le parti bolchevique pour les combats qui l'attendaient.
Et cet héritage que défendait Lénine, nous le voulons nôtre.
23 mars 2009