Allemagne – Les appareils syndicaux face à la remise en cause des avantages sociaux

Εκτύπωση
avril 1992

Le gouvernement allemand, les dirigeants des grands trusts et banques, les représentants des moyennes et petites entreprises, tous militent actuellement pour un "tournant" dans la politique salariale. Les négociations (ou "Tarifrunden") qui se mènent depuis quelques semaines entre patrons et directions syndicales, pour l'année 1992, par branches et par régions, s'accompagnent autour du tapis vert comme dans les médias, d'une surenchère de déclarations du camp patronal en faveur d'une nouvelle "redistribution" du produit social, disent-ils. L'économie de l'Allemagne serait sur la corde raide, le redressement de la partie est du pays serait plus coûteux que prévu, les sacrifices de tous seraient donc requis, les syndicats, en réclamant ne serait-ce que les 7 % ou 7,5 % d'augmentation des années précédentes, compromettraient l'avenir du pays, et il faudrait que la classe ouvrière admette de ne plus recevoir la même part du gâteau.

L'heure serait donc au "tournant", et les patrons proposent de ne pas donner plus de 3,5 % à 4 % d'augmentation de salaires. Les directions syndicales maintiennent pourtant leurs revendications de 9 % à 11 % d'augmentation (en ne cachant pas qu'elles signeraient des compromis à 6 %) et ont déjà déclenché des grèves d'avertissement qui peuvent n'être qu'un moyen de faire monter les enchères, comme elles peuvent - parce que le mécontentement existe - déboucher dans telle ou telle branche, sur un conflit plus important.

Sans être menaçante pour le patronat, la situation sociale est tendue.

"Cette grève dans la sidérurgie... qui n'a pas eu lieu"

La grève des sidérurgistes annoncée pour la fin janvier n'a finalement pas eu lieu. Un référendum pour ou contre la grève, organisé le vendredi 31 janvier par le syndicat IG-Metall (branche "métallurgie" de la centrale DGB) auprès des quelque 100 000 syndiqués sur les 130 000 sidérurgistes de la région nord-ouest de l'Allemagne, avait pourtant donné 86,8 % de votes "pour" (et une participation au vote de près de 96 %). Chez Krupp, Mannesmann, Thyssen, Hoesch, Klöckner et ailleurs, les préparatifs de grève étaient bien avancés.

Mais en dernière minute, alors que l'annonce de la grève faisait les gros titres des quotidiens, une négociation "secrète" entre quelques barons de l'acier et des dirigeants de l'IG-Metall, sous l'autorité de Johannes Rau, Ministre-Président social-démocrate de Rhénanie-du-Nord-Westphalie, aboutissait le 2 février à un compromis : 5,9 % de mieux.

Chacune des deux parties trouvait de quoi sauver la face. Les patrons pouvaient se flatter de ne pas avoir consenti 6 % ! Mais comme à ces 5,9 %, s'ajoutaient primes et rattrapages divers, les dirigeants syndicaux pouvaient dire, de leur côté, qu'ils avaient arraché 6,35 % d'augmentation, soit davantage que 6 % !

Une nouvelle fois, le système minutieusement rôdé de négociations contractuelles entre patrons et syndicats, par branches et par régions, selon un rituel maniaque, aboutissait à un compromis et évitait la grève. Les hauts bureaucrates de l'IG-Metall s'étaient servis du vote pour la grève comme d'une dernière carte dans leur jeu de poker, sans plus. Et ils se sont contentés d'une augmentation bien inférieure aux 10,5 % qu'ils revendiquaient initialement.

Certes, les syndiqués qui se sont prononcés en faveur de la grève n'étaient pas prêts à s'y lancer d'un cœur léger, l'unanimité qui s'était faite alors était avant tout un soutien au syndicat, et une sanction de la politique arrogante des barons de l'acier.

Cela dit, lors du second referendum, destiné à approuver ou repousser le compromis du 2 février, malgré une participation réduite à 70 %, il y eut encore 39 % des votants pour repousser le compromis, contre 61 % pour l'accepter. Alors qu'à ce moment-là dans l'appareil syndical, sur les quelque 120 membres de la "Grande Commission tarifaire", espèce de parlement syndical qui entérine ou pas les compromis envisagés, il ne s'est trouvé que deux syndicalistes pour le repousser.

Les sidérurgistes les plus combatifs ont été déçus, certains ont eu le sentiment de s'être "fait avoir", mais ils ont accepté - ou n'ont pas eu les moyens de ne pas le faire - la règle de ce jeu procédurier et légalement truqué qui veut qu'après moult séances de négociation destinées à user le cas échéant la colère, après des grèves d'avertissement, après l'intervention d'un "médiateur" pendant une période où les syndicalistes ont le "devoir de respecter la paix sociale", il faille encore un vote de 75 % des syndiqués en sa faveur pour déclencher la grève. Système savamment étudié pour que les minorités actives soient "démocratiquement" désavouées.

On pourrait dire qu'il ne s'est agi en quelque sorte que d'une négociation salariale traditionnelle en Allemagne, seulement un peu plus houleuse que d'ordinaire, où chacun a haussé un peu plus le ton que d'ordinaire, le syndicat jusqu'à faire voter la grève, le patronat et la presse bourgeoise jusqu'à crier à l'"irresponsabilité", voire la "déraison" des syndicats. Mais l'alerte a néanmoins été ressentie de part et d'autre plus chaudement.

Une rancœur générale

C'est que le mécontentement ne se limite pas aux seuls sidérurgistes. Les négociations dans leur branche étaient en fait les dernières, retardées, de l'année 1991. Maintenant s'ouvrent les nouvelles négociations tarifaires de 1992, en particulier dans les banques, la métallurgie et les services publics où les salaires sont particulièrement à la traîne.

Dans les banques, les employés en "costume-cravate" gagnent des salaires en moyenne inférieurs à ceux de la sidérurgie. Bien qu'ils n'aient pas la réputation d'être de chauds partisans des grèves et manifestations de rue, ils ont déjà fait des "journées" de grèves et manifestations d'avertissement. Quelques sièges centraux et agences des plus beaux fleurons de la banque allemande, Deutsche Bank ou Dresdner Bank, ont fermé leurs portes et n'ont pu offrir aux clients que des billetteries vides. Les syndicats (le DAG, un petit syndicat corporatiste d'employés, et le HBV - "Handel, Banken und Versicherungen", "Commerce, Banques et Assurances" - affilié à la grande centrale DGB) réclament 10,5 % entre autres. Les banquiers, eux, affirment ne pas pouvoir donner plus de 5 %.

Dans la métallurgie, les deux parties campent de la même façon sur leurs positions. La procédure en est au stade de l'intervention d'un "médiateur", mais peut se conclure en cas d'échec par des grèves. C'est dans cette branche que le bras de fer s'annonce le plus serré. Les patrons annoncent qu'ils céderont au mieux 4 à 5 %. L'IG-Metall, solidement implantée dans cette branche où elle dit compter 2 700 000 adhérents dans l'ancienne Allemagne de l'Ouest (auxquels il faut ajouter les 800 000 gagnés dans l'ancienne Allemagne de l'Est), propose 9,5 %. Il est difficile de savoir à quels compromis les hauts responsables de l'IG-Metall sont prêts, mais il est certain qu'ils montrent comme à l'accoutumée, à l'égard des arguments patronaux, bien plus de compréhension que le gros des travailleurs.

Dans les services publics, le bras de fer est aussi engagé. Les négociations entre l'État, les Länder et les communes qui proposent 3,5 %, et la branche ÖTV (services publics et transports) de la DGB qui revendique 9,5 % pour les 2,3 millions d'employés de l'État, cheminots et salariés des P. et T. de la partie ouest du pays, viennent d'être rompues, sur fond de grèves d'avertissement en particulier dans l'enseignement. Là aussi, après intervention légalement programmée d'un médiateur, un conflit pourrait être déclenché. Et de toute évidence, le gouvernement cherche à mettre toute sa fermeté et ses arguments anti-ouvriers dans la balance pour faire un exemple, pour qu'au moins les salariés qui dépendent de l'État n'obtiennent pas plus de 3,5 % d'augmentation (c'est-à-dire en fait un recul de leurs salaires puisque l'inflation a été officiellement de 4,2 % l'année écoulée).

Et au-delà des salaires, le ministre de l'Économie, Jürgen Möllemann (un "libéral" du FDP qui participe à la coalition gouvernementale avec la CDU de Kohl), milite ouvertement pour le démantèlement des lois sociales, la diminution des prestations de vieillesse, maladie, chômage et l'augmentation des cotisations. Il milite pour que les salaires aient le plancher le plus bas possible et en particulier pour que l'État puisse autoriser les patrons qui n'ont pas (ou dont les organisations n'ont pas) signé les accords de branche, à payer des salaires inférieurs aux salaires horaires de base fixés contractuellement. Ce n'est qu'en discussion. Une partie des politiciens de la CDU de Kohl se disent eux-mêmes hostiles à la remise en cause de la sacro-sainte politique "contractuelle" entre patrons et syndicats et à toute ingérence de l'État en la matière. Mais toutes les mesures font leur chemin, qui vont dans le sens de la diminution, par tous les bouts possibles, de la part des salariés. Et les hommes politiques parlent explicitement d'en finir avec ce qu'ils appellent le "système de redistribution des années 1980", années où les vaches auraient été trop grasses pour la classe ouvrière.

Le gouvernement aide les grands trusts dans leur offensive anti-ouvrière

Dans la sidérurgie, les patrons ont donc évité l'épreuve de force. Ils ont finalement préféré ne pas vérifier si la classe ouvrière était capable ou non de s'engager dans la grève. Mais les patrons ne désarment pas, et même si leurs affaires et leurs profits sont florissants et si leurs performances s'étalent dans la presse, les chefs des grands "Konzern", en particulier de l'automobile, sont sur le pied de guerre contre l'augmentation des salaires.

Le groupe Daimler-Benz (304 000 salariés en Allemagne sur un total de 382 000) peut se flatter de n'avoir pas "connu de contre-performance", comme disent les économistes. Au contraire. En 1991, son chiffre d'affaires a augmenté de 8,5 %, et son bénéfice de 5 %. Le constructeur a vendu 560 000 voitures en 1991, et près de 300 000 camions, davantage que les années précédentes (dont 10 000 super-berlines neuves dans l'ancienne RDA). Mais le grand patron menace cependant d'aller construire une usine au Mexique, et pourquoi pas en Corée, parce que, dit-il, à raison d'augmentations de salaires de 6,5 % par an, les coûts salariaux deviendraient exorbitants en Allemagne. Et il laisse actuellement courir la rumeur selon laquelle le groupe, pour la première fois de son histoire, pourrait supprimer 20 000 emplois.

Même chose pour Volkswagen. Tout en se flattant d'avoir battu tous les records en 1991, vendu plus que jamais (3,3 millions de voitures dans le monde entier, dont 1,81 million dans le pays), investi plus que jamais (le chiffre d'affaires a grimpé de 13 %) et dégagé un peu moins de bénéfices seulement parce que des investissements ont été faits, les dirigeants du deuxième trust allemand par le chiffre d'affaires annoncent quelques milliers de suppressions d'emplois et disent qu'ils comptent investir 50 milliards de marks dans les années à venir ailleurs qu'en Allemagne, dans les pays où la main-d'œuvre est meilleur marché, en particulier - après avoir déjà pris pied dans l'ancienne RDA et en Tchécoslovaquie - au Portugal, en Chine et en Thaïlande.

L'association patronale de la métallurgie, "Gesamtmetall", vient d'annoncer, à la veille des négociations salariales qui vont concerner 4 millions de salariés dans cette branche, que 50 000 emplois pourraient être supprimés cette année (BMW en annonçait 3 000, juste avant que la presse rapporte que jamais les résultats, à tous points de vue, n'avaient été meilleurs que pour ce premier trimestre 1992). Les patrons affirment qu'ils ont l'intention de procéder à des suppressions de postes ou bien qu'ils envisagent de "délocaliser" une partie de leur production vers des pays à main-d'œuvre bon marché. Une entreprise sur trois réduirait ainsi ses capacités de production en Allemagne. Et le porte-parole de ces patrons de la métallurgie annonce crûment que plus les salaires seront augmentés, plus grand sera le nombre d'emplois supprimés ou "délocalisés".

Toutes les firmes automobiles allemandes, dont les affaires marchent également bien, expliquent de la même façon que leurs coûts salariaux seraient excessifs. Et le directeur de la Bundesbank confirme. Il ne "voit pas de signes alarmants" dans la situation économique si ce n'est... le montant des salaires ! Et selon lui, ce serait la catastrophe si les travailleurs des branches où la négociation s'ouvre pour 1992, obtenaient les 5 à6 % d'augmentation cédés dans la sidérurgie.

Dans cette conjoncture de crise économique mondiale et de "désordres" sociaux et politiques à l'Est - dans l'ancienne RDA absorbée comme dans les pays de l'Est limitrophes de l'Allemagne -, les Siemens, Krupp, Daimler-Benz et autres Deutsche ou Dresdner Bank, aussi énormes soient leurs profits, ont besoin pour les maintenir ou les augmenter que les travailleurs acceptent une exploitation toujours plus grande, des suppressions d'emplois ou des emplois plus "flexibles" - de nuit, en équipe, en heures supplémentaires, en week-end - et surtout qu'ils acceptent des salaires moins élevés. Le grand patronat mène sa guerre de classe.

L'effondrement de l'industrie de l'Est

Tandis qu'une vive expansion (de la production et des profits) s'est poursuivie, en 1990 et 1991 à l'Ouest, la production industrielle s'est effondrée de plus de 50 % à l'Est, selon des évaluations officielles. Comme moins d'une entreprise sur dix aurait été estimée viable, le Treuhandanstalt ou "agence fiduciaire" chargée de reprivatiser toute l'ancienne RDA (de la grosse entreprise au petit commerce, en passant par les terrains et immeubles), a organisé une vaste braderie dont personne n'est encore capable de faire le bilan. Quelque 350 000 entreprises nouvelles (si l'on compte toutes les "propriétés" industrielles, artisanales ou commerciales, des grosses usines aux toutes petites boutiques) auraient été créées, et 40 000 fermées. Si l'on ne retient que les entreprises industrielles, sur les 10 000 que le Treuhandanstalt était chargé de privatiser, 5 200 auraient été vendues. Il reste des entreprises que le Treuhand continue de faire tourner, grâce aux subventions de l'État mais avec des effectifs souvent sévèrement réduits, en attendant "repreneur".

Les entreprises de l'Ouest ont bien inondé le marché de l'Est de leurs marchandises, elles ont aussi repris une partie de sa main-d'œuvre, sur place ou en favorisant les migrations, mais elles n'ont pas racheté grand chose des usines. Sous l'effet de l'échange des marks à 1 contre 1 pour les petits revenus, et sous celui de la politique des syndicats de la DGB, en particulier de l'IG-Metall, qui pour mieux s'implanter à l'Est ont réussi, en encourageant et en organisant des grèves, à négocier des augmentations de salaires et un plan d'alignement sur l'Ouest d'ici 1994, les salaires nominaux ont en effet augmenté à l'Est. Le coût de la vie aussi et les salaires n'y représentent encore que 40 à 50 %, de fait, de ce qu'ils sont à l'Ouest. Mais cela suffit néanmoins aux économistes et patrons de l'Ouest pour expliquer que là encore, les salaires seraient responsables des difficultés. A ce coût salarial-là, les entreprises déjà bien handicapées par l'arriération technologique de l'industrie et des infrastructures de l'ex-RDA n'y auraient pas résisté, disent-ils.

Les trusts ouest-allemands n'ont pas repris ce qu'ils estimaient non rentable pour eux, et là encore ce sont les travailleurs qui en font les frais. Le chômage est la gangrène qui ronge l'Est. L'émigration définitive vers l'Ouest continue au rythme de quelque 10 000 personnes par mois. Mais surtout, il se développe une migration toute particulière d'ouvriers et ouvrières de l'ancienne Allemagne de l'Est, dont 60 % ont moins de 35 ans, qui chaque jour ou chaque semaine, partent travailler à l'Ouest. Ils sont 600 000 à "penduler" ainsi, dont 100 000 vers Berlin-Ouest. Certains vont de la Saxe à la Ruhr, où ils logent toute la semaine en foyers. D'autres font des trajets de 100 à 300 km chaque jour.

Le patronat ouest-allemand puise aussi en Pologne ou en Tchécoslovaquie limitrophes. La suppression des visas pour l'entrée des Polonais dans les pays de la CEE a fortement encouragé le travail en Allemagne. De façon similaire, l'accord signé avec la Tchécoslovaquie par le Land de Bavière permet aux habitants des zones rurales frontalières de Tchécoslovaquie de trouver un emploi en Bavière, d'une façon plus ou moins légale et réglementée.

Les travailleurs d'Allemagne, eux aussi subissent les effets de la crise

Certes, la classe ouvrière d'Allemagne, du moins de sa partie Ouest, est probablement la moins mal payée au monde. Mais depuis quelques années, elle n'en subit pas moins les effets de la crise, comme les autres classes ouvrières en Europe. C'est elle et, plus largement, les couches populaires qui portent sur leurs épaules le coût des superprofits réalisés par les dizaines ou centaines de milliers de gros actionnaires des trusts allemands qui représentent une partie du gratin de la bourgeoisie mondiale. Et la réunification n'a fait qu'augmenter les profits réalisés par la bourgeoisie et... la facture qu'elle présente aux travailleurs.

Ce sont particulièrement les salariés et les plus pauvres qui ont financé les "frais de la réunification". Ce sont eux les principaux contribuables qui ont été davantage taxés, pour que les caisses de l'État, des régions, des communes puissent par le biais des commandes et des subventions faire marcher les affaires d'entreprises de l'industrie, du bâtiment, du commerce et des services.

Pour que des sociétés capitalistes, généralement ouest-allemandes ou occidentales, reprennent telle ou telle entreprise (en gardant 500 à 1 000 salariés sur 5 000, pour fixer un ordre de grandeur), il a fallu et il faut que l'État, avec l'argent des contribuables pressés comme des citrons, débourse : pour le paiement préalable des dettes de l'entreprise, pour l'assainissement éventuel des locaux et des abords, pour l'indemnisation du chômage total ou partiel ou autre prétendue reconversion des licenciés, et enfin et surtout, pour la vente à bas prix elle-même. Certains ont fait le calcul approximatif que pour permettre à Siemens ou autre Volkswagen d'investir 1 deutschemark à l'Est (compte non tenu des profits ensuite réalisables), il en coûtait à l'État cinq fois plus. Et la super-braderie organisée par le Treuhandanstalt creuse donc les caisses de l'État, c'est-à-dire les poches des contribuables qui les alimentent, c'est-à-dire essentiellement celles des salariés. La multitude des entreprises généralement privées et quasi exclusivement "ouest-allemandes" qui ont œuvré au "décollage" de l'Est, ont davantage œuvré à l'"essor" de leurs propres trésoreries.

Les contribuables, surtout salariés, se sont vus présenter la note. Salée. Certaines taxes ont été particulièrement mal digérées. Ce sont d'ailleurs ces augmentations de taxes - importantes sur l'essence et le tabac entre autres - qui sont directement responsables de l'inflation de l'année écoulée (4,2 % en 1991, contre 2,5 % en 1990), et pas du tout les salaires contrairement aux mensonges du monde patronal.

L'impôt spécial, présenté comme de "solidarité avec l'Est", prélevé pour un an à dater du 1er juillet 1991 à raison de 7,5 % des revenus imposables, a lui aussi surtout frappé les revenus salariés - le gros des rentrées d'impôts. Et c'est encore sur les plus pauvres, même ceux qui n'ont que des indemnités de chômage pour vivre, que va peser le plus lourdement l'augmentation récemment décidée de 1 % de la TVA, qui entrera en vigueur à partir du 1er janvier 1993... sous prétexte, cette fois, d'alignement sur les règlements communautaires européens.

Ces dernières années, les budgets populaires ont été entamés aussi par les augmentations multiformes de cotisations sociales, ou les diminutions de prestations maladie, chômage, retraite, pendant qu'en faveur des "entreprises", c'est-à-dire des exploiteurs et profiteurs, les cadeaux fiscaux se sont multipliés.

Enfin, la classe ouvrière paie surtout le plus gros de la note par le chômage. Il a certes diminué à l'Ouest ces dernières années. Mais il est considérable à l'Est. Un million et demi de chômeurs "officiels", soit 16,5 % de la population. Mais près du double si l'on inclut les chômeurs déguisés, ceux qui sont formellement au "chômage partiel" (souvent total), ceux qui sont en formation ou reconversion, en préretraite ou ceux qui n'ont qu'un "ABM" (version allemande du TUC). Et cela pèse aussi, bien entendu, sur les travailleurs de l'Ouest dans la mesure où cela représente pour les patrons un moyen de pression sur les salaires à l'Ouest.

Les appareils syndicaux face à la remise en cause des avantages sociaux

Les patrons abordent ces négociations de 1992 avec la volonté affirmée de changer les habitudes, de ne pas céder les 6,5 à 7 % d'augmentation qu'ils avaient consentis ces dernières années. Mais ils rencontrent de la résistance, même si l'appareil syndical ne veut pas s'appuyer sur elle jusqu'au bout.

Les syndicats allemands sont des appareils on ne peut plus intégrés à la société bourgeoise. Avec leurs 10 à 12 millions de membres qui cotisent, avec leurs dizaines de milliers de "fonctionnaires", c'est-à-dire de permanents dans les entreprises et les communes, avec leurs caisses bien remplies, leurs multiples investissements dans des sociétés objets de scandales financiers, détournements de fonds, abus de biens sociaux, avec aussi leur poids dans les partis (surtout le SPD) et la vie politique (où leurs leaders en costumes trois pièces ressemblent tellement à des ministres que parfois ils le deviennent), les syndicats de branche rassemblés sous le toit de la DGB (Deutsche Gewerkschaftsbund) sont une grosse société dans la société. Avec un capital "social" non négligeable ! Car parmi les millions de syndiqués, "réformistes" certes, il y a des forces militantes qui préservent à leur façon certaines traditions d'organisation du mouvement ouvrier.

Durant ces trente dernières années, il y a eu certes quelques grands conflits sociaux, totalement dirigés par les syndicats - dans la sidérurgie en 1978-1979 pour l'augmentation des salaires, dans la métallurgie en 1984 pour la semaine de 35 heures, ou encore et à nouveau dans la sidérurgie en 1988 où l'annonce de considérables licenciements chez Krupp-Rheinhausen a déclenché quelques jours une quasi-émeute. Les milliers de licenciements projetés n'ont d'ailleurs pas eu lieu. Mais les "bonzes" syndicaux allemands brandissent la menace de la grève bien plus qu'ils ne s'en servent. Les appareils syndicaux ont toujours joué dans le sens de l'amortissement des conflits sociaux, de l'édulcoration de la lutte de classe, par la "concertation", la "cogestion", la "collaboration" de classe érigées en système.

Dans les années du redressement économique d'après-guerre, à partir de 1954-55 jusqu'à 1975, les conditions de vie et de travail de la classe ouvrière se sont améliorées, davantage parce que les capitalistes ont préféré accorder, par la négociation avec les appareils syndicaux, des miettes de leurs profits que parce que ces appareils les leur auraient arrachées par la lutte. En 1966-67 en Allemagne, au moment de la première récession d'après-guerre, des grèves "sauvages" pour les salaires, déclenchées sans et contre l'appareil syndical - fait rare -, avaient fait réfléchir les patrons.

Mais aujourd'hui, les patrons allemands, avec plusieurs années de retard, parce qu'ils sont plus riches, sur leurs collègues de France ou d'Angleterre, commencent eux aussi à chercher à entamer la protection sociale, les conditions de travail, d'horaires et d'embauche dont les syndicats se flattent d'être les gardiens.

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Mais si les patrons allemands ont besoin d'enfoncer de véritables coins contre les droits et protections en vigueur, et en particulier contre l'indexation de fait si ce n'est l'augmentation des salaires, ce ne sont pas les actuels bonzes syndicaux qui les en empêcheront et protégeront véritablement les travailleurs. Les patrons viennent de vérifier dans la sidérurgie que les leaders de l'IG-Metall sont capables de ne pas engager des grèves que les travailleurs (ou les syndiqués, car ce sont des ensembles quasi superposables en Allemagne) pensaient avoir des chances raisonnables de gagner.

Et on peut constater aussi, aujourd'hui, qu'alors que le mécontentement contre la hausse des prix et des impôts, l'inquiétude quant aux salaires, le malaise aussi des travailleurs les plus conscients contre la montée du racisme et des méfaits de bandes de "skins" sont très largement partagés, les directions syndicales de branche, à aucun moment et en aucune circonstance, n'ont émis l'idée d'une action d'ensemble de la classe ouvrière. Les bonzes syndicaux de la DGB négocient pour des régions, pour des branches, avec des patrons dont ils sont adversaires mais néanmoins "partenaires". Même quand les revendications sont strictement les mêmes, les négociations et surtout les luttes qui leur sont liées restent volontairement séparées, cloisonnées par les appareils syndicaux. Du moins jusqu'à un grand coup de colère qui pourrait faire sauter ces verrous légaux, posés d'un commun accord contre une offensive ouvrière par les bureaucraties syndicales et les représentants de la bourgeoisie allemande.

Face à l'offensive patronale et gouvernementale, ce serait l'occasion et le moment, aujourd'hui en Allemagne, de la préparation d'une action d'ensemble de la classe ouvrière, d'une grève qui serait générale à tout le pays et bousculerait non seulement la frontière d'inégalités sociales maintenue par la bourgeoisie entre les travailleurs de l'Ouest et de l'Est, mais aussi les multiples frontières entre branches et régions préservées partout par les appareils syndicaux. Et une action d'ensemble, déterminée, des travailleurs d'Allemagne pourrait à son tour réveiller bien des espoirs et des énergies dans la classe ouvrière de l'Ouest comme dans l'Est de l'Europe.

Mais pour que cette offensive ouvrière se développe, il faudrait que les travailleurs, derrière les plus conscients et les plus irréductiblement opposés à cette société d'exploitation et de profit, sachent enlever le monopole de la direction des luttes aux "bonzes" des appareils syndicaux dont les caisses de grève sont si pleines et le système de leur préparation si bien rôdé... qu'elles n'ont presque jamais lieu.