Grande-Bretagne - La bureaucratie syndicale prête à tous les partenariats

Εκτύπωση
Juillet-Août

Depuis une quinzaine d'années, les effectifs des syndicats britanniques sont érodés par la crise, les licenciements massifs qui n'ont cessé de l'accompagner et le passage d'un nombre considérable de travailleurs d'emplois stables dans les grandes entreprises à des emplois précaires, voire à temps partiel, dans des entreprises moins importantes.

Néanmoins, l'importance réelle de cette érosion a été, et reste encore à ce jour, en partie masquée par les mécanismes mis en place dans le passé par la bourgeoisie pour intégrer les syndicats dans son système.

Le système du closed-shop, par exemple, se traduit par l'adhésion en bloc de chaque catégorie de salariés au syndicat dont l'employeur a reconnu la représentativité pour cette catégorie (parfois il peut d'ailleurs y en avoir plusieurs). Un autre exemple est celui du système du check-off qui couvre 80 % des membres des syndicats affiliés au Trade Union Congress (TUC), soit environ six millions de syndiqués. Dans ce système, c'est le patron qui se charge du prélèvement à la source des cotisations des syndiqués, c'est-à-dire sur la paie, qu'il reverse ensuite aux appareils syndicaux nationaux (moyennant d'ailleurs un petit pourcentage, quand même !). L'un comme l'autre de ces systèmes ont eu pour effet, et c'était d'ailleurs leur principal intérêt du point de vue de la bureaucratie syndicale, de maintenir artificiellement le taux de syndicalisation, et donc le montant des cotisations syndicales perçues par la bureaucratie, à un niveau relativement élevé - environ un tiers des salariés à ce jour - en ce sens qu'il ne reflète plus depuis longtemps le degré réel d'organisation consciente des travailleurs britanniques, si toutefois il l'a jamais reflété et rien n'est moins sûr.

Or, depuis le début de la crise, la bourgeoisie revient peu à peu sur ces concessions qu'elle a faites aux appareils syndicaux dans la période précédente. Non pas, bien sûr, qu'elle entende se passer des services de la bureaucratie syndicale. Simplement, aujourd'hui, la bourgeoisie n'est plus prête à payer ses services au même prix qu'hier.

C'est ainsi que, déjà, au cours de la deuxième moitié des années 80, les accords de closed-shop ont été d'abord soumis à des conditions draconiennes avant d'être finalement déclarés illégaux - même si d'ailleurs ils restent encore à ce jour la règle de fait dans quelques grandes entreprises et administrations. Aujourd'hui, c'est au tour du système du check-off d'être remis en cause, même si ce n'est encore que de façon partielle. Le paragraphe 15 de la loi de 1993 sur les droits des salariés et la réforme syndicale stipule en effet que tout syndiqué couvert par un système de prélèvement à la source des cotisations devra désormais confirmer par écrit son accord au moins une fois tous les trois ans. Et, pour commencer, la loi fixe le 29 août 1994 comme date limite au-delà de laquelle les cotisations des syndiqués qui n'auront pas donné leur accord par écrit devront cesser d'être prélevées à la source.

Des études du TUC lui-même ont estimé que les effectifs syndicaux pourraient se trouver ainsi réduits d'un seul coup de plus d'un million de membres, entre 15 et 20 % de l'effectif total. Autrement dit, l'étendue de l'érosion réelle de la syndicalisation au cours des quinze dernières années pourrait se trouver brutalement mise à jour, au moins en partie, par le simple jeu de cette loi.Voilà ce qui a poussé John Monks, secrétaire général du Trade Union Congress (TUC), à déclarer dans une tribune libre du Guardian en mai dernier :"Au cours des neuf derniers mois, les syndicats ont dû se lancer dans la plus grande campagne de recrutement de leur histoire. Ils ont remporté des succès remarquables, persuadant des millions de travailleurs de l'intérêt qu'il y a à appartenir à un syndicat. Malheureusement, ces succès ne se concrétiseront pas par une augmentation du nombre de syndiqués, parce que la plupart de ceux à qui s'adressait cette campagne étaient déjà membres d'un syndicat."

Du point de vue de la bureaucratie syndicale, la disparition du prélèvement à la source aboutira évidemment à une perte importante de ressources. Mais c'est un risque auquel les appareils, au moins ceux qui en avaient les moyens, se préparaient depuis longtemps déjà. Quoi qu'il arrive, les chefs au moins ne manqueront de rien, même si les militants de base se retrouvent démunis de tout.

Quant à la classe ouvrière, ce n'est pas tant la baisse d'effectifs des syndicats en elle-même qui peut l'affecter. Après tout, le gonflement artificiel qui prévalait jusqu'à ce jour ne reflétait en rien la réalité du rapport des forces et ne pouvait donc pas la renforcer. Ce qui peut l'affecter, et qui l'affecte déjà depuis longtemps de fait, c'est ce que révèle cette baisse - la dégradation du rapport des forces sociales au détriment des travailleurs.

L'inquiétude mesurée des bureaucrates syndicaux

Dans cette affaire, la bureaucratie syndicale risque de perdre des millions en cotisations syndicales et donc de voir les revenus de son appareil diminués d'autant. Mais, pour les bureaucrates eux-mêmes, cette éventualité n'est pas aussi dramatique qu'elle en a l'air, tout au moins si les pertes en nombre de syndiqués restent dans certaines limites.

Depuis que les effectifs syndicaux ont commencé à baisser au début des années 80 par suite des fermetures d'entreprises et de la croissance du chômage, les appareils syndicaux se sont adaptés aux nouvelles données de la situation, en particulier à la baisse de leurs rentrées. Ils ont réduit leurs dépenses, le plus souvent par des économies aux niveaux local et régional, en se débarrassant de structures locales et de permanents dont la tâche était de pourvoir aux besoins pratiques des sections syndicales. Mais ils ont surtout trouvé d'autres sources de revenus, soit en plaçant les fonds dont ils disposent sur le marché financier, soit en vendant un certain nombre de "services" aux syndiqués (assistance légale, prêts immobiliers, voyages, assurances-vie, assurances-auto, sans parler des produits financiers proposés par la banque contrôlée par le TUC, la Unity Trust Bank). Déjà en 1990, plus de 20 % des revenus des grands syndicats du TUC provenaient de sources autres que les cotisations. Dans certains cas, par exemple celui du syndicat des techniciens (MSF) ou celui de l'ancien syndicat des électriciens (EETPU), ce chiffre atteignait même les 50 %. Il y a tout lieu de penser que depuis cette date, la bureaucratie a encore accru son indépendance financière par rapport aux cotisations des syndiqués.

Mais surtout, depuis bientôt dix ans, les bureaucrates ont restructuré, regroupé et fusionné des syndicats. Leurs décisions n'étaient pas toutes justifiées du point de vue des intérêts des syndiqués. Comme, par exemple, la tentative avortée de fusionner un syndicat de fonctionnaires (CPSA), dont les membres sont plutôt au bas de l'échelle salariale, avec un syndicat de fonctionnaires dominé par l'encadrement (NUCPS). Mais certaines de ces décisions ont été sûrement très judicieuses du point de vue des finances de la bureaucratie. Cela a été le cas, en particulier, pour la création du "super-syndicat" UNIS0N, né de la fusion de trois syndicats des secteurs de la santé et des administrations locales, qui est aujourd'hui le plus grand syndicat du pays, avec 1,4 million d'adhérents. A ce jour, les quelque 200 syndicats qui composaient le TUC au début des années 80 ne sont plus que 68, et les quatre plus importants d'entre eux comptent pour plus de la moitié des effectifs. Les bureaucrates à la tête de ces syndicats géants peuvent peut-être estimer pouvoir se permettre de perdre 20 % de leurs membres, alors que ce n'est certainement pas le cas de ceux qui dirigent de plus petites organisations, en particulier les syndicats de métiers. Mais il faut dire que ces derniers ont bien peu de poids à l'intérieur du TUC aujourd'hui.

Malgré les déclarations de John Monks, évoquant une campagne de recrutement sans précédent, on n'en a pas beaucoup vu les effets sur le terrain. Ce que Monks appelle "campagne de recrutement", c'est sans doute la série de campagnes publicitaires organisée dans les médias par les grands syndicats, ou la campagne "Oui au syndicat" du TUC lui-même, dont le principal objectif était plus de convaincre l'électorat conservateur et les patrons de la respectabilité des syndicats, que de donner aux syndiqués de bonnes raisons de continuer à payer leurs cotisations. En fait, il semble que dans de nombreux cas, en partie parce qu'ils manquaient de militants et en partie parce qu'ils se désintéressaient du problème, les responsables syndicaux ont laissé aux services du personnel des entreprises le soin de faire rentrer les formulaires à temps, que les réponses soient positives ou négatives, plutôt que d'aller eux-mêmes voir les syndiqués un par un.

Quoi qu'il en soit, trois mois avant la date limite, la proportion de syndiqués qui ont officiellement renouvelé leur autorisation au prélèvement à la source de leurs cotisations, ou qui ont accepté un autre système de paiement (prélèvement automatique bancaire ou autre), varie entre 80 % chez les travailleurs manuels du syndicat inter-catégoriel GMB, à 61 % chez les électromécaniciens de l'AEEU, 50 % au NCU, le syndicat des travailleurs de la communication, mais seulement 27 % chez les techniciens du MSF et 19 % au NAFTHE, le syndicat de l'enseignement supérieur.

Un héritage bureaucratique

Dans de nombreuses entreprises publiques ou privées, ou dans certaines administrations locales par exemple, c'est la hiérarchie qui présentait le syndicat aux nouveaux embauchés et qui les incitait à y adhérer. Dans de telles entreprises, il arrivait qu'au bout d'un moment les travailleurs ne sachent même plus le nom du syndicat encaissant leurs cotisations à la source. Les prélèvements syndicaux qui figurent sur leur feuille de paye ressemblent à toutes les autres déductions : retraite complémentaire, impôts, sécurité sociale, mutuelle maladie, plan d'épargne, etc.

Le système du prélèvement à la source s'est plus particulièrement développé de la fin des années 60 à la fin des années 70 et même, bien qu'à un moindre rythme, dans les années 80 ; il représentait une concession faite par les employeurs à la bureaucratie syndicale, pas à la base. Comme le dit le même John Monks dans la tribune libre déjà citée : "Il garantissait une source de revenus réguliers, sans qu'on ait besoin de délégués sur place pour collecter les cotisations le jour de la paye." En d'autres termes, une source de revenus qui ne dépendait ni de l'humeur de la base, ni de celle des militants. Quand de tels accords étaient appliqués dans des entreprises soumises en plus au système dit de closed-shop, où tout le personnel était automatiquement syndiqué, cela signifiait que les travailleurs, qu'ils l'aient voulu ou non, n'avaient pas d'autre choix que de financer les bureaucrates."Mais - ajoute Monks non sans cynisme - le système comportait des avantages pour les patrons aussi. Il n'était pas de leur intérêt d'avoir des délégués syndicaux circulant dans les ateliers pour collecter les cotisations sur le temps de travail." En fait, le prélèvement des cotisations à la source a été introduit à une époque où les délégués d'atelier devenaient de plus en plus nombreux à travers le pays. Il a été concédé aux bureaucrates en contrepartie de leur accord à ce que soient imposées des limites à l'activité des délégués sur le terrain. Les accords ainsi passés instituaient aussi le plus souvent des structures de négociation et des commissions paritaires, qui éloignaient les délégués des ateliers, à la fois pour qu'ils n'aient pas l'occasion de faire de l'agitation et pour les soustraire à la pression de la base.

Comme Monks le dit si bien, le système profitait à la fois aux bureaucrates et aux patrons. L'opposition initiale de syndicats patronaux CBI (Confédération de l'Industrie Britannique) et EEF (Fédération des Employeurs de la Construction Mécanique) à l'obligation de refaire les listes de prélèvements à la source tous les trois ans n'a donc pas été une surprise (pas plus que leur opposition, quelques années plus tôt, au projet du gouvernement d'interdire les accords de closed-shop). Les employeurs, surtout dans les grandes entreprises, n'aiment généralement pas remettre en cause le statu quo établi avec les bureaucrates syndicaux, surtout si ce statu quo leur a permis pendant dix ans d'imposer les sacrifices qu'ils voulaient aux travailleurs (ce qui est sans aucun doute le cas dans les plus grandes entreprises britanniques).

Mais dans le cas du prélèvement à la source comme dans celui du système de closed-shop, l'attitude du gouvernement conservateur a été celle de tout gouvernement bourgeois digne de ce nom : défendre les intérêts des capitalistes dans leur ensemble, même si, à court terme, cela semble aller à l'encontre des souhaits de tel ou tel groupe de capitalistes. Les deux systèmes en question avaient été des concessions faites à la bureaucratie syndicale à une époque où on avait besoin de sa coopération pour mettre au pas la combativité de la base et, plus récemment, pour amortir l'impact des licenciements massifs et de la réduction des salaires réels. Mais, au vu de ce que semblerait indiquer la régression des luttes de ces dernières années, ce rôle de tampon peut ne plus être considéré comme aussi essentiel par la classe capitaliste. Alors, pourquoi continuer à faire de telles concessions à la bureaucratie syndicale, surtout si, par la même occasion, il est possible de réduire encore la confiance en eux-mêmes des travailleurs organisés ?

Aux organisations d'employeurs, le message geignard de Monks a consisté à dire que Major risquait de créer inutilement des problèmes en changeant le système du prélèvement à la source et que les patrons feraient mieux d'intervenir. Mais aux travailleurs, il s'est contenté de dire que Major, encore une fois, ne respectait pas les règles du jeu. Comme si la lutte de classe était un jeu entre adversaires loyaux et non une guerre entre camps aux intérêts antagonistes !

De toute évidence, l'intérêt de la bourgeoisie consiste à saisir toutes les occasions de consolider son avantage et de faire basculer le rapport des forces en sa faveur. Et c'est ce que Major a entrepris de faire. La loi de 1993, comme chaque mesure prise depuis 1980 pour limiter les droits de la classe ouvrière et lier un peu plus les mains des syndicats, n'est que la traduction juridique de la dégradation du rapport de force pour la classe ouvrière - une dégradation dont Monks et la bureaucratie syndicale portent sans conteste la responsabilité au premier chef.

Le visage repoussant de la bureaucratie syndicale

John Monks n'est évidemment qu'un rouage parmi d'autres dans la machine bureaucratique, même s'il est un rouage important. Mais il est en quelque sorte le symbole de la politique actuelle de la bureaucratie syndicale.

Quand Monks a été élu, au dernier congrès du TUC en septembre 1993, beaucoup de militants ont été plutôt abasourdis en découvrant qui était leur nouveau leader : diplômé d'économie, il a travaillé deux ans comme cadre dans le service légal et financier de Plessey, le groupe électronique, avant de rejoindre le service économique du TUC à son siège social de Londres où il est resté 25 ans. Sans expérience d'organisateur à la base, Monks n'en était pas moins membre du conseil national de l'organisme d'arbitrage, ACAS ; et également administrateur de la London School of Economics, qui fabrique des consultants et experts financiers pour la City, et, accessoirement, pour le Parti travailliste. Son image s'est encore précisée avec l'interview qu'il a donnée, juste après son élection, au journal Independent on Sunday. Il y expliquait clairement sa conception du rôle des syndicats, qui est "d'éviter les grèves, surtout les grèves qui durent."

Même si Monks, par bien des côtés, peut apparaître comme une caricature de bureaucrate syndical, ce qu'il est et ce qu'il défend n'est pas en contradiction avec les points de vue défendus par ses pairs. Si son parcours, par exemple, n'est pas banal pour un dirigeant du TUC, Peter Regnier, le nouveau responsable à l'organisation du TGWU (le syndicat des transports, soi-disant "de gauche"), n'a-t-il pas été directeur financier de Rover, le constructeur automobile, et PDG de Chloride Electronics ? Quant aux déclarations de Monks sur les grèves, elles ne font que reprendre, plus ouvertement, ce qui avait été dit au précédent congrès du TUC par des "modernisateurs" comme Bill Jordan, le dirigeant du syndicat de la mécanique, qui affirmait que "l'ère de la confrontation" était terminée ; mais aussi par des défenseurs des "valeurs syndicales d'antan" comme John Edmonds, le secrétaire général du GMB. De même, la promotion par Monks d'un "mouvement syndical qui offre plus de services" correspond bien à ce qui est dit, à droite, par Roger Lyons, le secrétaire du syndicat des techniciens, qui ne parle plus de syndiqués mais de "clients" ; et à gauche, par Bill Morris, le leader du syndicat des transports, qui est favorable à une approche plus commerciale du syndicalisme, car, dit-il, "il est absurde que je puisse acheter tout ce que je veux sans quitter mon fauteuil, sauf ma carte de membre du TGWU".

Toute cette prétendue "modernisation" (l'accent mis sur la fourniture de services, l'efficacité, les recours juridiques individuels, etc.) ne fait que reprendre le langage utilisé par les patrons et leurs politiciens, et popularisé par les médias depuis une décennie. En s'adaptant au virage réactionnaire de la société dans son ensemble vers des valeurs comme l'individualisme ou la vénalisation des rapports humains, valeurs dont les politiciens conservateurs sont de si fervents défenseurs, les bureaucrates syndicaux ne font pas que suivre une tendance qui existe aussi dans la classe ouvrière, ils la renforcent, et ce faisant, ils découragent et isolent ceux qui, parmi les militants syndicaux en particulier, n'ont pas renoncé à lutter contre le courant.

La façon dont la bureaucratie s'est adaptée à la législation anti-grève des Conservateurs relève de la même attitude. Cette législation va de la quasi-interdiction des piquets de grève à l'organisation obligatoire de votes postaux sous le contrôle d'observateurs "indépendants". Elle inclut un système complexe de préavis à toutes les étapes du processus et, depuis cette année, donne la possibilité à quiconque est affecté par une grève illégale de poursuivre en dommages et intérêts aussi bien les grévistes que les syndicats dont ils sont membres, même si ceux-ci ont désavoué la grève. Tout cet attirail juridique n'est en fait que rarement appliqué, et la plupart de ces restrictions n'ont encore jamais été testées devant les tribunaux.

Du coup, il n'est plus rare de rencontrer des travailleurs qui croient sincèrement que toute grève est devenue illégale. Et ceux qui croient que la grève reste une arme valable pour défendre leurs intérêts ne sont qu'une minorité. Néanmoins, ni les lois anti-grève, ni la façon outrée dont elles ont été présentées par les médias, ni même la crainte du chômage n'expliquent entièrement ces sentiments. En fait, l'attitude de la bureaucratie syndicale y est également pour beaucoup : les pleurnicheries répétées de la plupart des responsables syndicaux face aux menaces de poursuites juridiques, même quand il n'y a en fait aucun risque ; leur insistance à faire accepter des concessions aux travailleurs, soi-disant pour éviter des mesures encore pires ; leur respect scrupuleux de la loi, à la virgule près, et leur refus de seulement envisager de construire un rapport de force qui permette aux travailleurs de passer outre à la loi ; et surtout leur zèle à appliquer les décisions de justice dans les conflits, comme à Liverpool, en mai dernier, lors de la grève de six jours de 2 000 employés du tri postal contre un licenciement, grève que les dirigeants syndicaux ont dénoncée de manière éhontée ; voilà autant de facteurs qui ont été déterminants dans la démoralisation des travailleurs et dans le recul de l'idée même de lutte de classe.

Alors, quel intérêt y a-t-il pour les travailleurs à rester syndiqués, si tout ce que les bureaucrates syndicaux ont à leur offrir, ce sont de supposés "services" (qui, soit dit en passant, ne sont ni meilleurs, ni moins chers, que ceux que l'on peut se procurer dans le commerce) et des courbettes devant chacun des diktats du patronat ? Pourquoi les travailleurs devraient-ils lutter et prendre des risques, le cas échéant, pour rester syndiqués, alors que les bureaucrates ne cessent de faire la démonstration de leur propre lâcheté ? Le visage qu'offre d'elle-même la bureaucratie n'est-il pas, en effet, un obstacle puissant, sinon insurmontable, à la syndicalisation ?

Heureusement, beaucoup de travailleurs continuent à croire à l'utilité de la lutte, ou en tout cas, à l'utilité de rester syndiqués. Et s'ils le font, c'est bel et bien malgré l'attitude des bureaucrates syndicaux face aux plans des capitalistes, pas grâce à elle.

Le TUC "relance" sa recherche de partenaires

En mars de cette année, le TUC s'est "relancé" par toute une série de communiqués de presse et de cérémonies où Monks a joué un rôle de premier plan. Et puis il y a eu cette coûteuse campagne dans les médias, avec toute une série de sondages, destinés à prouver que les syndicats étaient toujours considérés comme quelque chose d'utile par l'opinion. Au-delà de cet exercice de relations publiques, qui visait manifestement à redorer le blason du TUC auprès des employeurs et de la bourgeoisie, le "relancement" en question s'est avant tout traduit par une réorganisation des structures internes du TUC. Le nouveau Comité exécutif devient le seul véritable organisme de décision du TUC, et se présente en fait, de façon tout à fait ouverte, comme véritable porte-parole de la bureaucratie syndicale dans ses relations avec le gouvernement et les organisations patronales.

Il y a longtemps que le TUC n'est plus admis officiellement à avoir des rapports directs avec le gouvernement. Bien sûr, les rencontres avec des représentants du gouvernement ou même des ministres n'ont jamais complètement cessé, mais depuis le retour au pouvoir des Conservateurs en 1979, elles sont reléguées à l'arrière-plan, loin de la "respectabilité" politique. En 1992, la quatrième défaite électorale du Parti travailliste a repoussé encore plus loin le moment où les dirigeants du TUC seraient à nouveau les bienvenus dans les ministères. Cela a conduit les bureaucrates à une révision de leur stratégie, dans le but d'obtenir une certaine reconnaissance officielle de la part du gouvernement.

La nouvelle stratégie fut élaborée bien avant l'arrivée de Monks sur le devant de la scène. Le changement, qui fut présenté comme la réponse du TUC au retour de la récession et aux attaques du gouvernement conservateur, apparut clairement en 1992, quand l'annonce de fermetures de mines déclencha une vague d'indignation à travers tout le pays, culminant avec une des plus grandes manifestations jamais vues à Londres. Le TUC fit tout ce qu'il pouvait pour que le problème soit posé ailleurs que dans la rue. Il défendit la nécessité d'obtenir le soutien des parlementaires, y compris de fieffés réactionnaires comme Winston Churchill junior, pour sauver les emplois des mineurs. Il proposa de participer aux commissions d'enquêtes et autres comités mis en place dans le cadre parlementaire. En d'autres termes, il fit tout ce qu'il pouvait, aidé évidemment en cela par les députés travaillistes, pour noyer l'enjeu dans la procédure parlementaire. Alors que la mobilisation dans les rues avait mis Major dans l'embarras et l'avait contraint à faire machine arrière, la comédie parlementaire lui permit de laisser les choses se calmer, avant que l'occasion se présente, quelques mois plus tard, de faire adopter tels quels ses projets initiaux.

L'année suivante, en 1993, on vit resurgir un vieux débat, celui des liens entre le Parti travailliste et les syndicats. Là-dessus, la direction travailliste avait ses propres projets : renforcer son contrôle sur le parti, redorer son blason auprès de l'électorat des classes moyennes et prouver ses bonnes intentions aux capitalistes. Les bureaucrates du TUC avaient des projets symétriques : le fait de distendre leurs liens avec le Parti travailliste, pour la galerie au moins, avait pour but de leur donner une image plus respectable, celle d'interlocuteurs possibles pour les adversaires politiques des Travaillistes, y compris les représentants du gouvernement conservateur.

C'est à la conférence de presse sur le "relancement" du TUC que Monks choisit d'annoncer les autres pas que le TUC entendait faire dans cette direction. Pour la première fois depuis que le Parti travailliste avait quitté le gouvernement, des ministres furent invités aux rassemblements organisés par le TUC. C'est ainsi que le ministre des Finances, Stephen Dorrell, put prendre la parole au congrès des Services publics en mai, et qu'en juillet, David Hunt, secrétaire d'État à l'emploi, fut invité - comble d'ironie - à la conférence du TUC pour le plein emploi, en même temps que Paddy Ashdown (le leader libéral-démocrate), Howard Davies (chef du CBI) et Jacques Delors (président de la Commission européenne).

Monks devait déclarer un peu plus tard, dans un article paru dans l'hebdomadaire New Statesman  : "Nous tendons la main du partenariat à n'importe qui - gouvernement, patron, parti politique, groupe social - pourvu qu'il soit prêt à la saisir." Le mot "n'importe qui" est effectivement celui qui convient, sauf que Monks ne dit pas que ce "n'importe qui" ne concerne que les représentants de la bourgeoisie. Ce qu'il entend exactement par "partenaires" est expliqué dans le même article : "Rover, par exemple, a été redynamisé grâce aux accords novateurs entre direction et syndicat." "Redynamisé" ? Peut-être bien, qui peut le savoir ? En revanche, ce que l'on sait, ce sont les principaux résultats des accords "novateurs" en question, par exemple à l'usine Rover de Cowley, la deuxième du groupe : la suppression de plusieurs milliers d'emplois ; l'introduction de la flexibilité dans tous les domaines ; l'embauche sur chaîne de 350 ouvriers en contrat à durée déterminée pour remplacer des ouvriers licenciés ; et un nouveau système de points de pénalité pour lutter contre l'absentéisme, avec à la clé la possibilité d'être licencié (à l'origine, le système comptabilisait y compris les congés-maladie avec certificat médical ; cette clause fut ensuite abandonnée par la direction, mais c'était après la parution de l'article de Monks). Le tout reçut l'accord des permanents du TGWU et de l'AEEU, pendant que British Aerospace (propriétaire de Rover avant sa reprise cette année par BMW), après avoir fermé les deux tiers de l'usine, vendait le terrain à bon prix à des promoteurs immobiliers ! "Novateurs" ces accords ? Peut-être, mais au seul profit des patrons.

S'en remettre à la bureaucratie syndicale ne peut mener qu'à la défaite et au désastre

Le fait que la bureaucratie syndicale soit prête à tout pour être acceptée des capitalistes, aux dépens de la classe ouvrière, et pour participer à la gestion de leurs affaires, même si elle risque ce faisant de perdre des syndiqués ou d'affaiblir les syndicats, n'est pas vraiment nouveau. C'est même ce qui sous-tend toute l'histoire de la bureaucratie syndicale.

Seulement, il y a un moment déjà que les travailleurs n'ont plus vu les dirigeants du TUC "discuter le bout de gras" avec des représentants de la bourgeoisie (pour trouver, évidemment, les moyens d'imposer des sacrifices aux travailleurs). Cela ne se voit plus, aujourd'hui, qu'au niveau de l'entreprise. Et alors que la défiance à l'égard des dirigeants syndicaux est aujourd'hui très répandue, il se pourrait que des illusions renaissent si les dirigeants syndicaux retrouvaient le chemin de la table des négociations, que ce soit avec des ministres conservateurs ou travaillistes.

Il n'y a évidemment aucune raison pour que cela se produise dans un avenir proche. Non pas parce que le TUC serait réticent ou hésiterait à faire des concessions, mais parce que les Conservateurs n'ont aucune raison de faire ce genre de cadeau aux bureaucrates. Deux raisons pourraient cependant pousser les Conservateurs à changer d'avis. L'une pourrait être leur besoin de consolider un gouvernement faible, victime des scandales et de l'impopularité (comme l'est le gouvernement Major aujourd'hui), et aux prises avec la nécessité d'imposer de nouvelles mesures d'austérité à la classe ouvrière. Dans un tel cas, au moins, les choses seraient claires, et la bureaucratie aurait sans doute beaucoup de mal à susciter la moindre illusion.

L'autre possibilité, pour les bureaucrates, de se retrouver à la table des négociations avec le gouvernement, serait le retour de la combativité ouvrière. Dans ce cas, le danger serait beaucoup plus grand. Les bureaucrates pourraient apparaître comme les "représentants" des travailleurs en lutte. Ils pourraient même faire quelques gestes vaguement combatifs pour justifier cette prétention et accroître leur crédit auprès des travailleurs. Mais ce serait uniquement pour pouvoir plus facilement marchander l'écrasement des luttes contre leur reconnaissance comme interlocuteurs valables. Dans cette éventualité, à moins que les travailleurs n'aient au préalable sélectionné leurs propres dirigeants, à moins qu'ils n'aient construit leurs propres organisations pour diriger leurs luttes et les soustraire à la domination des appareils, rien ne pourra empêcher la bureaucratie syndicale de leur donner un coup de poignard dans le dos.

Grâce à des gadgets comme cette loi de 1993, les Conservateurs réussiront peut-être à réduire le nombre de syndiqués, en spéculant sur le bilan lamentable des bureaucrates syndicaux. Ce sera alors un recul, mais pas une catastrophe. Il est possible pour des travailleurs sans carte syndicale d'affronter les patrons, comme c'est le cas dans de nombreux pays du monde où la syndicalisation est faible, et comme ce fut souvent le cas en Grande-Bretagne, y compris dans des périodes récentes, quand les travailleurs ont dû lutter justement pour imposer leur droit d'avoir un syndicat (sans soutien, ni aide réelle d'ailleurs de la part des dirigeants syndicaux).

Mais ce serait une catastrophe si les militants qui, malgré la pression patronale et souvent malgré les dirigeants syndicaux eux-mêmes, maintiennent encore une vie syndicale dans les ateliers ou les bureaux, se laissaient aller à l'illusion que la bureaucratie leur viendra d'une manière ou d'une autre en aide ; ou qu'il y a quelque chose à tirer de cette histoire de "partenariat". Le seul partenariat possible pour des travailleurs c'est avec leur propre classe, avec la classe ouvrière, contre leurs ennemis de classe, contre le système patronal, contre le capitalisme. C'est de l'enracinement de ces idées dans les rangs des travailleurs que dépendent l'avenir de la lutte de classe en Grande-Bretagne et celui de la classe ouvrière.