Italie - Après la victoire électorale de Berlusconi

Εκτύπωση
Mai-Juin 1994

Après la victoire électorale du regroupement dit "pôle de la liberté" dans les élections des 27 et 28 mars, l'Italie devrait avoir désormais pour président du Conseil, Silvio Berlusconi. Le magnat de l'audiovisuel, patron du club de football Milan AC et dirigeant du tout nouveau parti Forza Italia, constitué en l'espace de quelques mois, peut en effet s'appuyer sur une majorité - du moins à la Chambre des députés - comprenant, outre son propre parti, la Ligue du Nord d'Umberto Bossi et le Mouvement Social Italien (MSI) de Gianfranco Fini.

Un trio gouvernemental pas très présentable

Le fait suscite des commentaires embarrassés dans la presse et même dans les rangs dirigeants de la bourgeoisie, non seulement italienne mais européenne. Qu'en quelques mois un homme réussisse à se propulser au pouvoir par la seule vertu de sa fortune et de l'empire médiatique qu'il s'est constitué, voilà qui fait apparaître d'une façon peut-être un peu trop claire que la "démocratie" parlementaire bourgeoise n'est au fond que le pouvoir de l'argent, plus ou moins bien travesti, et cette fois plutôt mal que bien. Et puis les alliés de Berlusconi, la Ligue du Nord et le MSI, qui disposent de groupes parlementaires d'un poids égal à celui de Forza Italia, sont encore moins présentables que lui.

Le MSI de Gianfranco Fini n'est autre en effet que le parti constitué au lendemain de la guerre par les anciens cadres du parti fasciste de Mussolini continuant à se réclamer de celui-ci. Le nouveau gouvernement italien aura ainsi des ministres se réclamant du fascisme, idéologie officiellement bannie par tous les gouvernements européens depuis 1945. Quant à la Ligue du Nord d'Umberto Bossi, elle ne vaut guère mieux. Bossi doit son ascension électorale à l'utilisation sans scrupules d'une démagogie désignant comme boucs émissaires les immigrés extra-communautaires, les méridionaux italiens venus dans le Nord "prendre le travail" des Piémontais et des Lombards, ou bien "Rome la voleuse", l'administration qui prendrait l'argent du Nord riche et industrieux pour le redistribuer à un Sud paresseux et mafieux...

La bourgeoisie italienne affiche quelque gêne à se voir affublée de tels représentants. Les dirigeants des autres pays - notamment européens - qui auront à côtoyer désormais les Berlusconi, Bossi ou Fini au cours de rencontres internationales, font de même. Mais il y a là évidemment pas mal d'hypocrisie. Que l'on sache, tous ces hommes n'ont pas été gênés de côtoyer pendant de longues années un Andreotti, dirigeant démocrate-chrétien dont on savait que son parti avait le soutien de la Mafia, et qui est aujourd'hui mis en cause pour sa collusion avec celle-ci. On peut ajouter que l'Italie n'a certes pas le monopole des hommes politiques dits "démocratiques" dont on découvre qu'ils sont impliqués dans des scandales et des affaires louches. Enfin et surtout, l'actuelle situation politique ne tombe pas du ciel. Elle est le produit d'une évolution préparée sciemment par les sommets de la bourgeoisie et de l'appareil d'État, même si ses bénéficiaires d'aujourd'hui ne sont sans doute pas tout à fait ceux attendus.

Les produits de la crise politique

La situation actuelle est le résultat de la longue crise politique à laquelle a donné lieu la succession du régime caractérisé par la domination de la Démocratie Chrétienne. Celle-ci était en place en fait sans discontinuer depuis le lendemain de la guerre mondiale, même si ce fut avec des alliés divers dont le principal a été le Parti Socialiste. Cette longue permanence au pouvoir a donné lieu à une série innombrable de scandales et de complots, jamais vraiment éclaircis, qui ont marqué toute la vie politique de la république italienne, et finalement conduit à la crise de ces dernières années.

Il s'agit bien sûr d'une crise politique aux aspects multiples, dont bien des acteurs ont joué, ou cru jouer, un rôle autonome. On n'y retrouve pas moins des lignes de force. La montée de la Ligue du Nord a reflété, à sa façon, les revendications de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie du Nord à l'égard de l'État central, leur lassitude devant les crises gouvernementales à répétition, leur mécontentement à l'égard des gouvernants empêtrés dans leurs scandales et leurs intrigues. Les attaques de Cossiga, président de la République jusqu'en 1992, visaient de leur côté le "système des partis", accusé de tous les maux du pays.

De même, les enquêtes contre la corruption des partis au pouvoir - essentiellement la Démocratie Chrétienne et le Parti Socialiste - parties des plaintes d'industriels et d'hommes d'affaires contre ces partis à qui ils devaient le plus souvent verser des pots-de-vin pour l'obtention de marchés publics, ont pris une extension considérable. Prises en main par un pool de juges milanais - le pool Mani pulite ("mains propres") - elles ont débouché sur des centaines d'inculpations d'hommes politiques en vue (ainsi le principal dirigeant du Parti Socialiste Bettino Craxi), voire d'arrestations et de suicides. Mais même si ces juges ont peut-être agi en partie de façon indépendante, ils n'étaient certes pas indépendants de cet état d'esprit général, présent dans une bourgeoisie et une petite bourgeoisie qui cherchaient à régler quelques comptes avec leur propre représentation politique.

Ce climat de mise en accusation de la "partitocratie" a en tout cas facilité, au printemps 1993, le référendum lancé par l'ex-démocrate-chrétien Mario Segni et visant à mettre en œuvre une vieille aspiration de la bourgeoisie italienne : réformer le système politique, tenter de stabiliser les majorités gouvernementales par l'abandon du système électoral à la proportionnelle et l'adoption d'un système majoritaire inspiré des exemples français ou britannique. Ainsi, de la république italienne instaurée au lendemain de la guerre, devait sortir une "seconde république" censée être plus moderne, plus gouvernable, plus efficace - d'un point de vue capitaliste s'entend.

Mais il faut ajouter que les promoteurs de cette dernière manœuvre n'auraient sans doute pu faire plébisciter leur réforme sans le secours venu de la gauche. Le Parti Communiste italien d'Occhetto venait justement d'abandonner toute référence "communiste" pour se proclamer "parti démocratique de la gauche" (Partito Democratico della Sinistra - PDS) et affirmer encore une fois sa vocation à devenir une sorte de version italienne du parti démocrate des États-Unis, dans le cadre d'un système d'alternance politique à l'américaine ou à l'anglaise. Dans l'immédiat, on lui fit comprendre que le prix à payer serait d'apporter sa caution à la réforme en cours. Il le fit, et cette disponibilité à faciliter la "gouvernabilité" de la république parlementaire bourgeoise n'était au fond que le complément logique de ses autres discours sur la reconnaissance des bienfaits du marché capitaliste et de ses lois, le dépassement de la lutte de classes, la nécessité que la classe ouvrière accepte les sacrifices demandés par le patronat...

Même l'appui du PDS, et de la gauche en général, aux campagnes contre la corruption entrait d'ailleurs dans ce cadre. Car devant tout l'argent des pots-de-vin versés par les entreprises aux hommes politiques, étalé sur la table par les juges de Mani pulite, la gauche faisait chorus en oubliant de préciser que toutes ces sommes n'étaient au fond que des pourboires, et une toute petite partie des profits du grand capital, profits payés par l'ensemble de la société. Les grands capitalistes avaient pourtant quelque toupet à prendre la pose de pauvres victimes des chantages exercés par les hommes politiques, présentés comme une sorte de "nomenklatura" d'État asphyxiant la libre entreprise. Car ces hommes politiques ne faisaient là que se payer en reprenant une toute petite partie des profits bourgeois dont un des grands pourvoyeurs était justement l'État. La raison principale du déficit de l'État italien et de son énorme dette publique est bien, en effet, la façon dont il a financé à fonds perdus le capital privé, faisant la fortune des grands groupes financiers qui, aujourd'hui, opposent leur réussite et la prétendue efficacité des patrons du privé à l'inefficacité d'un État dont ils ont sucé les ressources jusqu'au sang ! En évitant de mettre en accusation ce grand capital, en faisant même l'éloge du "marché" contre l'"étatisme" ou ses "excès", le PDS et la gauche en général apportaient en fait leur appui et leur caution à ce courant général.

L'attitude de cette gauche avait son pendant sur le plan syndical, avec la disponibilité des différentes centrales et notamment de la CGIL - la CGT italienne - à accepter tous les renoncements et, au nom de la compétitivité de l'industrie italienne, à faire accepter à la classe ouvrière les reculs sociaux demandés par le patronat dans un climat de crise économique et financière, de licenciements massifs et d'envolée du chômage. Brisant dans l'œuf toutes les mobilisations ouvrières - comme les grèves et les manifestations ouvrières de septembre 1992 contre le plan d'austérité du gouvernement Amato - elles ont installé parmi les travailleurs une résignation qui ne pouvait profiter qu'à la droite.

L'arrivée au pouvoir de la coalition Berlusconi-Bossi-Fini est le produit de tout ce climat, mais aussi de la façon dont les sommets de la bourgeoisie et de l'appareil d'État eux-mêmes ont voulu s'en servir pour faire passer leurs projets politiques. Pour parvenir à la "seconde république" qu'ils souhaitaient, il a fallu sacrifier au passage une grande partie du personnel politique qui avait été celui de la première : on a assisté à la quasi-disparition du Parti Socialiste, à une mise à mal de la Démocratie Chrétienne, qu'une tentative tardive de rénovation, sanctionnée elle aussi par un changement de nom, n'a pas sauvée. Le parti catholique est ainsi devenu le Parti Populaire Italien, comme lors de sa fondation en 1919 par le prêtre don Luigi Sturzo. Mais, même devenue PPI, la Démocratie Chrétienne a perdu plus de la moitié de ses voix, ses dirigeants restent l'objet d'inculpations diverses - à commencer par Andreotti, accusé de collusion avec la Mafia - tandis que nombre de ses politiciens, pour garder leurs postes, ont préféré partir à la recherche de l'investiture d'autres partis. Mario Segni lui-même, l'initiateur du référendum sur la réforme électorale, n'a pas réussi à en bénéficier sur le plan politique, confondu dans le discrédit général qui a frappé la Démocratie Chrétienne et ses proches.

Une poussée à droite

Toute la situation a donc profité aux partis qui pouvaient apparaître comme les moins compromis dans le système politique, voire comme des critiques radicaux de celui-ci, et justement ce n'était pas le cas des partis de gauche, bien trop respectueux pour cela. Elle a profité aussi à ceux qui pouvaient se présenter le plus ouvertement comme des partisans de la liberté du capitalisme, en agrémentant leur campagne d'idées réactionnaires en tout genre.

La montée de la Ligue du Nord de Bossi a ainsi été complétée, au Sud, par la montée du MSI néo-fasciste, attestée par les résultats des élections municipales de novembre-décembre 1993 à Rome et à Naples et les succès respectifs, dans ces dernières villes, des candidatures de Gianfranco Fini - secrétaire du MSI - et d'Alessandra Mussolini - la petite fille du dictateur déchu. Il ne manquait plus qu'un parti capable de faire le pont entre ces deux types de votes "protestataires" de droite, comparables mais concurrents, que représentaient le parti de Bossi et celui de Fini. C'est la chance qu'a su saisir Berlusconi en lançant son propre parti, Forza Italia ("Allez l'Italie"). Disposant de toutes les ressources que lui donnaient son empire financier et sa domination sur l'audiovisuel, proposant sur le marché un tout nouveau parti "propre" à la mode de la "seconde république" et capable de recycler, avec son label, un certain nombre de politiciens rescapés de l'ancien personnel politique, il avait aussi les moyens d'imposer aux frères ennemis Fini et Bossi l'accord qui, par l'effet du nouveau système électoral, pouvait leur permettre d'emporter la majorité au Parlement.

Face à cela, la seule réponse de la gauche était la constitution d'un regroupement dit "progressiste", allant jusqu'aux Verts et à certains démocrates-chrétiens, et cherchant à concurrencer le pôle de droite sur son propre terrain. Tout le souci d'Occhetto et de ses alliés était de rallier l'électorat "modéré" échappant aux partis du centre en déroute, en se présentant comme les meilleurs gestionnaires possibles du capitalisme, partisans des privatisations et de l'austérité. Le résultat des élections municipales de la fin 1993 - où, au second tour, la victoire avait échappé au MSI et à la Ligue du Nord dans les principales grandes villes - a pu laisser penser un instant à Occhetto que cette stratégie serait efficace. Elle lui valut d'ailleurs, durant la campagne électorale, la faveur visible de la Confindustria - la confédération patronale - un peu inquiète des risques de dérive que pouvait comporter la victoire du "pôle des libertés".

Mais il faut croire que le ralliement de la gauche au "marché" et à ses valeurs était encore insuffisant pour lui valoir les faveurs d'une bourgeoisie et d'une petite bourgeoisie plus portées à voter pour les propagateurs originaux de ces valeurs que pour leur pâle et honteuse copie de gauche. Il était suffisant en revanche pour lui faire perdre une partie de son électorat traditionnel ouvrier et populaire, à qui les partis de droite pouvaient apparaître à bon compte plus "protestataires" que cette gauche incolore et respectueuse du système. Et puis, entre la fin 1993 et les élections législatives de mars, la création du parti de Berlusconi est intervenue qui permettait justement à l'électorat dit "modéré" pas encore prêt à voter pour des fascistes ouverts, de voter pour leur allié Forza Italia. La victoire électorale a donc encore une fois échappé à la gauche et au PDS, contraint à attendre dans l'opposition, une fois de plus, l'heure où il pourra exercer des responsabilités gouvernementales - pour autant que cette heure vienne un jour.

En attendant, les partis adhérents du pacte électoral dit "pôle des libertés" sont aujourd'hui majoritaires au Parlement, même si pour l'avènement d'une "seconde république" censée avoir rompu avec la corruption, cette victoire a des côtés embarrassants. Après des années pendant lesquelles les juges de Mani pulite ont mis sur la table les multiples collusions entre le monde des affaires et les milieux politiciens, le succès d'un Berlusconi qui doit tout à ses moyens financiers, qui ne le cache pas et même qui s'en vante, ressemble à une mauvaise plaisanterie ; d'autant plus que le groupe Berlusconi lui-même fait l'objet d'un certain nombre d'enquêtes sur des affaires de pots-de-vin. De même, alors que les enquêtes en cours ont mis à jour une partie des liens entre les politiciens démocrates-chrétiens et la Mafia, il apparaît un peu trop clairement - notamment à partir des résultats électoraux en Sicile - que celle-ci est seulement en train de modifier ses alliances et de miser désormais sur... Forza Italia.

Le pire est évidemment le retour en force sur la scène politique d'un parti se revendiquant du fascisme, même si c'est un retour, pour le moment en tout cas, sur le seul terrain électoral. Le leader du MSI a bien fait un certain nombre de gestes destinés à prouver sa rupture avec le passé. Il s'est déclaré "post-fasciste", s'est recueilli symboliquement aux fosses ardeatines de Rome, lieu d'un tristement fameux massacre d'otages durant la Seconde Guerre mondiale, a déclaré pleurer "tous les morts" de celle-ci, les partisans de la Résistance comme les chemises noires de Mussolini, et le MSI ne s'est présenté aux élections que sous le sigle d'une "Alliance nationale" destinée à faciliter le recyclage sous son nom de politiciens démocrates-chrétiens voulant sauver leur poste mais encore gênés de se dire fascistes. Mais cette opération de rénovation est tout de même trop récente pour faire oublier que l'essentiel des cadres du MSI, à commencer par Fini lui-même, est bien fait d'authentiques partisans de Mussolini. Ceux-ci ne ratent d'ailleurs pas une occasion de saluer en public avec le bras tendu, de se rendre en pèlerinage au village natal du "Duce" ou de reprocher à leur leader actuel de mettre trop d'eau dans son vin. Fini lui-même, les élections passées, doit bien contenter sa base par quelques gestes, comme cette déclaration selon laquelle Mussolini serait "le plus grand homme d'État du siècle", destinée à faire comprendre qu'il n'a pas totalement renié ses idées.

Reste, pour compléter le trio composant le "pôle des Libertés", la Ligue du Nord et ses palinodies. Son leader, Bossi, charlatan qui passe sans états d'âme de proclamations selon lesquelles il ne gouvernera "jamais, jamais, jamais, avec les fascistes" à un accord électoral, puis gouvernemental, avec ceux-ci, de polémiques furieuses contre Berlusconi à la participation à son gouvernement, de menaces incendiaires promettant la sécession imminente du Nord de l'Italie à l'installation dans les ministères de "Rome la voleuse" qu'il dénonçait avec emphase, si bien que Bossi semble avoir fait de l'incohérence et de la vulgarité du langage son seul véritable programme politique.

Quel avenir pour le gouvernement de la "seconde république" ?

Mais la bourgeoisie a le personnel politique qu'elle peut, et après le jeu de massacre auquel il a fallu procéder dans l'ancien personnel pour mettre en place une "seconde république", il est après tout logique qu'elle doive puiser maintenant pour la servir dans ce qui lui reste : un ramassis d'affairistes véreux à la Berlusconi, de militants fascistes à peine recyclés, de démagogues sans scrupule à la Bossi et de politiciens mafieux mal déguisés. L'image de la "seconde république", censée marquer la rupture avec la corruption de la précédente, en souffrira bien sûr. Mais au fond la bourgeoisie italienne a l'habitude et trouvera à n'en pas douter le moyen de s'accommoder de ce personnel, de lui donner au moins pour un temps un visage un peu respectable, quitte à habiller cela d'un peu de poudre aux yeux ; comme ce recours à de prétendus "garants" censés empêcher qu'un Berlusconi ne mélange ses pouvoirs de président du Conseil et ses intérêts privés...

En ce qui les concerne, les Berlusconi, les Fini, et même les Bossi, n'ont sans doute d'ailleurs pas d'autre ambition que celle de mener désormais leur carrière de ministres bourgeois de cette république italienne "modernisée". Reste à savoir s'ils en auront les moyens, et en particulier si le système politique se révèlera désormais vraiment plus efficace, plus facile à gérer pour la bourgeoisie que ne l'était l'ancien.

A vrai dire, on peut en douter. La coalition de droite qui se met en place apparaît comme un fragile cartel électoral qui, les élections passées, peut rapidement se diviser. Berlusconi, tout triomphant qu'il soit, peut chavirer à tout moment sur une saute d'humeur de la Ligue du Nord. On parle donc maintenant de compléter la réforme électorale par le passage à une république présidentielle, dans laquelle le chef de l'État - ou le président du Conseil - serait élu au suffrage universel. Mais rien que l'adoption d'une telle réforme supposera sans doute encore bien des polémiques, des débats parlementaires, des crises et des scandales, et sous ce rapport la "seconde république" pourrait bien ne différer que fort peu de la première...

Quel bilan pour la classe ouvrière ?

Le plus grave de la situation n'est pas, en soi, la venue au pouvoir gouvernemental d'un Berlusconi et de sa majorité. Grâce à son argent, grâce à la propriété de chaînes de télévision, Berlusconi était déjà derrière le pouvoir, en position de dicter ses choix et ceux de la bourgeoisie aux gouvernements en place, quels qu'ils soient. Et si sans doute on peut s'attendre de la part de ce gouvernement à bien des attaques anti-ouvrières, promises par le programme ultra-libéral de Berlusconi, cette politique ne sera au fond que la poursuite de celle qui se menait déjà sous les gouvernements Amato et Ciampi, avec d'ailleurs le soutien plus ou moins ouvert du PDS d'Occhetto. Celui-ci et le regroupement "progressiste" dont il a été le maître d'œuvre pour ces élections ne promettaient d'ailleurs rien d'autre, en cas de victoire électorale, que la poursuite de cette même politique, voire la reconduction de Ciampi lui-même à la tête du gouvernement !

Et puis, il faut distinguer entre les intentions que peut nourrir un Berlusconi et ce qu'il peut réussir à faire. Les cohortes d'arrivistes qui le suivent et qui remplacent, dans les travées du parlement, les anciens députés mis en cause, peuvent sans doute croire à leurs propres phrases sur les vertus du marché, le dépassement de la lutte de classe et le nouveau "miracle italien" qui serait à attendre des recettes libérales d'un Berlusconi. Mais la réalité est plus difficile et se chargera de le montrer.

La présence du MSI dans la majorité gouvernementale ne donne pas non plus de moyens supplémentaires à la bourgeoisie pour s'en prendre à la classe ouvrière. Ce qui a fait la force du parti de Mussolini à ses débuts n'était pas le soutien électoral, plutôt réduit d'ailleurs, dont il disposait, mais sa capacité à recruter dans la petite bourgeoisie en crise des troupes de choc, décidées, après la peur mortelle que leur avait infligée la montée révolutionnaire de 1919-1920, à affronter physiquement la classe ouvrière et à liquider ses organisations. Même s'il a pu recueillir des suffrages, même si ses cadres seraient sans doute prêts à mener une telle politique, le MSI ne dispose pour l'instant ni de telles troupes, ni d'une situation qui pourrait les mettre sur pied.

Le gouvernement Berlusconi, comme ceux qui l'ont précédé, comptera donc sans doute beaucoup plus sur la collaboration des appareils syndicaux, sur leur disponibilité à capituler, que sur le recours à l'affrontement physique avec la classe ouvrière. Les premières consultations auxquelles a procédé Berlusconi ont d'ailleurs été avec les principaux dirigeants syndicaux. Ceux-ci se sont empressés de se déclarer "satisfaits"... que Berlusconi ne remette pas en cause les accords en cours et notamment celui du 3 juillet 1993 signé avec le gouvernement précédent - et pour cause, vu le contenu passablement anti-ouvrier de ces accords !... Même si pour ces appareils syndicaux, cela doit se traduire par l'accentuation de leur discrédit et de nouvelles pertes d'influence, leurs dirigeants sont prêts, on le voit, à aller jusqu'au bout dans leur loyauté à l'égard de la bourgeoisie.

Le plus grave de ces élections est donc bien moins le changement gouvernemental auquel elles donnent lieu que ce qu'elles révèlent, tant du point de vue de la conscience politique d'une partie de la population que du point de vue, plus spécifiquement, des organisations ouvrières.

Sur le plan politique, on l'a vu, le succès électoral du "pôle de la liberté" correspond à la réhabilitation d'idées réactionnaires de tout acabit. La montée électorale du MSI, sa sortie du ghetto politique, ont été préparées par les prises de position favorables de diverses personnalités - comme l'ex-président Cossiga. Elle s'accompagne maintenant d'une réhabilitation de moins en moins discrète du passé fasciste de l'Italie. Des débats se déroulent qui, au nom de la fausse objectivité historique à la mode, mettent sur un pied d'égalité les partisans du régime mussolinien et ceux qui l'ont combattu, renvoient dos à dos fascisme et communisme. Mais cela dépasse évidemment le seul parti fasciste.

De l'égoïsme régionaliste, érigé sur un piédestal par le parti de Bossi, à la bigoterie d'une Irene Pivetti, députée de la Ligue du Nord élue présidente de la Chambre des députés, qui se déclare "catholique intégrale", parle des "côtés positifs" du régime mussolinien, évoque les Juifs comme un "peuple déicide" et a confié, dans son discours d'intronisation, le "destin de l'État italien" à la "volonté de Dieu", c'est bien en effet une vague d'idées réactionnaires qui acquiert droit de cité. Cela inclut évidemment aussi le discours de Berlusconi, vide de toute autre idée que l'argent, la réussite, l'anticommunisme et la valeur sacro-sainte des lois du "marché". Et le fait que des millions d'électeurs aient pu voter pour les défenseurs ouverts de telles idées, et ne se sentent plus gênés de se voir représenter par des partisans ouverts de Mussolini, reflète indubitablement une poussée à droite dans la société, analogue à celle à laquelle on assiste ou à laquelle on a assisté dans d'autres pays, par exemple en France avec la montée d'un Le Pen. C'est bien sûr le plus préoccupant, surtout s'il est vrai que, comme le disent un certain nombre d'enquêtes, cette perméabilité à un discours réactionnaire serait particulièrement sensible dans la jeunesse.

Mais les mouvements électoraux peuvent se révéler fragiles et passagers. C'est d'autant plus vrai dans cette période de crise où les hommes politiques et leurs prétendues idées s'usent vite. Le maquillage d'un Berlusconi pourrait fondre d'autant plus rapidement qu'il sera exposé, de près, à la lumière vive de projecteurs qui ne seront plus seulement ceux de ses télévisions mais ceux des réalités sociales et politiques.

Et du point de vue de la classe ouvrière, le véritable problème est celui de sa propre capacité, de la capacité de ses organisations, à offrir une réponse aux situations, aux renversements de tendance, que la crise ne manquera pas de faire surgir. C'est bien là en réalité le plus préoccupant, car les appareils politiques ne changent pas et l'on a vu à quel point, par leurs renoncements, leurs capitulations, leurs abjurations successives et répétées, les dirigeants des organisations issues de la classe ouvrière portent une responsabilité dans l'actuelle évolution politique et la poussée à droite qu'elle révèle.

Le regroupement "progressiste" constitué autour du PDS d'Occhetto se trouve sans doute aujourd'hui fissuré sous le choc de sa défaite. On assiste à la mise en cause d'Occhetto par un PDS dont les divisions pourraient reprendre le dessus. Il reste qu'un pas de plus a été fait consistant à présenter, comme la seule alternative possible à la droite, ce regroupement "progressiste" fumeux allant du PC maintenu ("Rifondazione comunista" -PRC) aux Verts, à d'anciens ministres en rupture de Parti socialiste, à des démocrates-chrétiens "démocrates", à des juges ou des hommes d'affaires "républicains", et l'on en passe, avec pour maître d'œuvre ce PDS, parti qui repousse désormais son étiquette "communiste" considérée comme une marque d'infamie.

Un pas important aussi a été fait pour donner à ce regroupement "progressiste" une béquille de gauche, avec le ralliement sans nuance du PRC, à la veille des élections. Fondé en 1991, lors de l'abandon de l'étiquette communiste par la majorité de l'ancien PC, le PRC avait affirmé sa volonté de continuer à la revendiquer. Surtout, sa création reflétait la réaction réelle - et justifiée - d'une partie de la base ouvrière communiste refusant qu'on lui fasse ainsi abjurer ses idées, et s'opposant à sa façon à la social-démocratisation affirmée de son parti. Mais si pendant quelques années les dirigeants du PRC ont cultivé quelques ambiguïtés, cherché à faire croire qu'ils tireraient les enseignements du passé, voire qu'ils renoueraient avec une politique de lutte de classe, ils ont profité de la campagne électorale pour marquer clairement leurs objectifs : aller au gouvernement pour peu qu'une occasion se présente et fournir ainsi la caution de gauche de la coalition "progressiste", à la façon par exemple dont en France le PCF a été celle des gouvernements socialistes, que sa collaboration garantissait contre une éventuelle riposte ouvrière.

Et le véritable problème est bien là : du côté des organisations ouvrières. Car, si dans la période à venir, la crise économique s'aggrave, si la politique d'un Berlusconi et de ses alliés provoque des affrontements sociaux, il trouvera à n'en pas douter dans les rangs de la Ligue du Nord, du MSI ou de Forza Italia les hommes, les cadres pour lui prêter main-forte ; y compris si la situation l'exige par la formation de groupes fascistes au sens propre du terme, qui ne manqueront alors évidemment pas de moyens financiers et d'appuis pour s'en prendre physiquement à la classe ouvrière et à ses organisations. En revanche, toute la politique passée et présente des organisations ouvrières laisse prévoir qu'elles ne sauront jamais répondre que par un incurable légalisme, par l'appel à "bien voter" aux élections suivantes, par un énième recours au parlement, par l'invocation de la constitution dite "antifasciste" de 1946 ou par de prétendues "médiations" syndicales, par le mirage d'une "alternative progressiste", voire maintenant "antifasciste", alternatives vides de tout contenu sous prétexte de constituer des alliances les plus larges possibles - toutes choses qui ne promettent, à la classe ouvrière, que des défaites.

Heureusement, s'il y a défaite pour l'instant, ce n'est que celle purement électorale du "Front progressiste", et ce n'est en rien une défaite de la classe ouvrière elle-même. Et pour celle-ci, pour tous les militants qui en son sein comprennent qu'elle aurait toutes les forces pour riposter aux attaques à condition de recourir aux moyens de la lutte de classe, pour tous ceux qui ont témoigné de leur attachement aux idées révolutionnaires, il sera vital d'opposer à cette prétendue et trompeuse orientation "progressiste", une autre politique, la seule qui puisse être porteuse d'avenir dans ce système capitaliste en crise : une véritable politique communiste. Une politique qui ne pourra être concrétisée que par un véritable parti ouvrier révolutionnaire.