Les ex-Démocraties populaires, cinq ans après

Εκτύπωση
Janvier-Février 1995

Cinq ans à peine après la chute des régimes de parti unique, les ex-partis dits communistes, convenablement débaptisés, sont de nouveau au pouvoir dans la plupart des anciennes "Démocraties populaires". Dans les sept États issus des Démocraties populaires, l'ex-PC ne reste dans l'opposition qu'en Albanie et en République tchèque.

Dans le cas de la Roumanie, il n'y a pratiquement pas eu de solution de continuité. Une fois effectuée la "révolution-spectacle" qui a liquidé les Ceaucescu et écarté du pouvoir quelques membres du clan familial, l'ancien PC s'est contenté de changer d'étiquette sous la tutelle d'Iliescu - lui-même ancien très haut dignitaire du régime - et conserve jusqu'à ce jour le pouvoir, sanctifié entre-temps par des élections. Mais dans le cas de la Pologne, de la Hongrie et de la Bulgarie, il s'agit d'un retour au pouvoir gouvernemental. Et cette fois, non pas imposé par les forces militaires d'une armée d'occupation, mais réalisé par des élections.

Ceux qui se retrouvent à assumer à nouveau des responsabilités gouvernementales n'ont certes généralement pas été les hommes les plus en vue des dictatures déchues. Les ex-PC de Pologne et de Bulgarie se plaisent même à souligner la jeunesse de leurs chefs respectifs, qui exclut leur participation aux hautes sphères de la dictature, et mettent en lumière leur côté "jeunes cadres dynamiques BCBG".

En outre, en Pologne, l'ex-PC a eu la discrétion de laisser la présidence du gouvernement au dirigeant de son allié et ex-compagnon de route du Parti paysan.

Mais, dans le cas de la Hongrie, où sur les quatorze membres du gouvernement, on compte onze ministres de l'ex-PC, rebaptisé PS, presque tous avec plus de vingt ans d'ancienneté dans les rangs du parti alors unique, deux ministres l'ont déjà été sous l'ancienne dictature, et la plupart des autres y ont occupé des fonctions dirigeantes dans l'appareil du Parti ou de l'État.

Quant au Premier ministre, Horn, il ne se donne pas la peine de cacher qu'il a fait partie des milices mises en place par l'armée d'intervention soviétique pour parachever l'écrasement de l'insurrection de 1956.

Il n'y a nul mystère dans l'aspect purement électoral de ce retour de partis qui, après 1989, semblaient avoir été écartés de la scène politique. L'évolution de l'électorat reflète les désillusions et les mécontentements qui ont succédé aux changements de 1989. Mais elle en montre aussi les limites. Ce retour de balancier en faveur des ex-PC n'a déclenché nulle crainte dans les Bourses occidentales et nulle panique dans les couches privilégiées locales. Même parmi les petits-bourgeois les plus bornés, il y eut sans doute moins de réactions de panique que lors de l'élection de Mitterrand, en France, en 1981 ! Il est vrai que pour ce qui est de mettre son argent en lieu sûr, en Suisse ou ailleurs, ceux qui en possèdent n'ont pas attendu le retour des ex-PC au pouvoir pour le faire systématiquement...

A certains égards, le retour de ces ex-partis staliniens, sous les couleurs d'une gauche "social-démocrate", affichant leur conversion aux vertus de l'économie de marché et de la "libre entreprise" conforte la bourgeoisie locale et internationale dans l'idée que la transition de 1989 s'est bien déroulée de leur point de vue, qu'une alternance politique peut être assurée et qu'une page est tournée.

Les changements de 1989

Les événements au travers desquels les Démocraties populaires ont disparu en tant que telles dans le courant de l'année 1989 - quelques mois plus tard en Albanie - ont été divers et variés. Mais leur concomitance ne devait rien au hasard.

C'est la mainmise soviétique qui a façonné les États dans ces pays et qui y a uniformisé les structures sociales et le fonctionnement de l'économie. Le caractère dictatorial de leurs régimes ne venait pas seulement de l'influence de la bureaucratie soviétique car la plupart de ces pays étaient déjà des dictatures ou des semi-dictatures avant la guerre. Mais c'est en raison de cette influence qu'ils étaient dirigés par des partis plus ou moins uniques se prétendant "socialistes" ou "communistes". Dans la plupart de ces pays, l'étatisme économique était déjà assez fort avant la mainmise soviétique - il fallait bien pallier la débilité de la bourgeoisie locale - mais c'est sous l'influence soviétique que l'étatisme fut poussé jusqu'au bout dans l'industrie, voire dans l'artisanat, que l'agriculture fut collectivisée, mise à part la Pologne, et que la planification fut instaurée.

C'est la bureaucratie soviétique et son armée qui constituaient le principal garant des régimes contre leurs propres peuples... mais aussi, contre toute tentative d'infidélité de ces régimes à l'égard de ce "protecteur" dont les plus pro-soviétiques des satrapes locaux trouvaient la protection trop lourde et dont tous les États aspiraient à se débarrasser depuis longtemps. Pesant de moins en moins avec l'usure du temps, la mainmise de la bureaucratie soviétique sur les pays de l'Est resta déterminante pour la survie des régimes des Démocraties populaires durant quarante ans (même si, dans le cas de l'Albanie et, dans une certaine mesure, de la Roumanie, l'influence de Moscou s'exerçait de façon moins directe et plus complexe).

Il a suffi que la crise du pouvoir en Union soviétique amène Gorbatchev à abandonner ces régimes à leur sort pour que les Démocraties populaires tombent les unes après les autres, comme des châteaux de cartes. Mais autant le facteur déclenchant de la série des événements de 1989 se trouvait à Moscou, autant la balle n'a pu être reprise au bond, partout, que parce que les États de ces pays y étaient déjà disposés, que leurs sociétés y aspiraient et que leurs dirigeants préparaient déjà les modalités de ces changements.

Au moment de ces événements, il était à la mode de parler de révolution. Passons sur l'égarement de ceux qui, même dans l'extrême gauche, employaient le mot en lui donnant son sens de "révolution populaire", sinon "prolétarienne". C'était stupide car, même si dans certains pays - et même pas dans tous ! - le changement de régime s'est accompagné d'une certaine mobilisation, celle-ci n'a pas plus été une révolution que ne l'avait été, dans le sens inverse, le coup de Prague de 1948.

Accompagné de mobilisation ou pas, le changement a été entièrement dirigé et pour l'essentiel contrôlé d'en haut. Nulle part la classe ouvrière n'a été en tant que telle partie prenante, elle n'a été que spectatrice regardant cette évolution plutôt avec sympathie, tant les régimes qui étaient en place auparavant étaient des dictatures anti-ouvrières. Ce qu'ils ont montré, bien des fois dans le passé, de façon sanglante, de 1953 à Berlin à 1981 en Pologne, en passant par 1956 à Budapest ! En outre, le caractère dictatorial de ces régimes semblait découler de leur subordination à l'Union soviétique. Et il y avait un consensus général pour souhaiter la fin de cette subordination.

Sur le moment, il paraissait aux travailleurs qu'ils n'avaient rien à regretter, même sur le plan social. Ils ne pensaient ni à l'éventualité du chômage, ni à celle de la disparition de la protection sociale. Ils espéraient en revanche des boutiques pleines et un niveau de vie se rapprochant de celui de l'Occident, y compris pour la classe ouvrière. La promesse de liberté occultait d'autant plus le reste que ce qui, dans les Démocraties populaires, limitait le droit des bourgeois à l'enrichissement, n'a nulle part été une conquête de la classe ouvrière, mais a été partout ressenti comme imposé de l'extérieur et que l'égalitarisme officiellement prôné apparaissait de toute façon hypocrite, tant les dignitaires du régime étaient visiblement "plus égaux que les autres". En outre, en 1989, c'est la petite bourgeoisie qui a imposé partout sa propre conception de la liberté, laquelle comportait tout naturellement la liberté d'entreprendre et de s'enrichir, ce qui semblait former un tout.

La transition, en 1989, oui. Le bouleversement, sûrement pas ! Même pas sur le plan politique ! Oh, certes, il y a eu un changement brusque dans la phraséologie. Le "communisme", l'"amitié soviétique" ont disparu du langage de ceux-là même qui faisaient le plus grand usage de tels termes, et cela pratiquement du jour au lendemain, pour être remplacés par des hymnes à la propriété privée et à la libre entreprise. Dans les rayons spécialisés des librairies, les oeuvres de Marx et de Lénine disparurent pour être remplacés par des ouvrages religieux.

Mais il n'y eut guère de changements en profondeur.

Un des problèmes majeurs, aussi bien de la couche dirigeante locale que de la bourgeoisie internationale, a été précisément de liquider des régimes dictatoriaux sans toucher aux appareils d'État qui en avaient été les instruments. Il s'agissait de faire en sorte que la police, l'armée, la justice, de "communistes" deviennent capitalistes sans que les masses soient tentées de s'en mêler, ne fût-ce que pour se venger des coups antérieurs. Au plus fort de leurs rivalités pour les postes et les positions, les coteries politiques diverses - issues des clans différents des ex-PC ou hostiles aux PC - ont partout fait preuve d'une prudence extrême sur ce terrain.

A plus forte raison, il n'y pas eu, dans les pays de l'Est, de rupture sociale mais une accélération de cet accroissement des inégalités sociales, déjà largement engagé avant le changement de régime. La couche privilégiée, issue de la "nomenklatura" de l'État ou de la petite bourgeoisie et qui dominait déjà la société, continua à la dominer, intégrant dans ses rangs des gens de la vieille bourgeoisie, celle d'avant les années cinquante, et qui avaient retrouvé certaines de leurs propriétés ou qui rentraient de l'émigration.

Le passé mouvementé de la bourgeoisie d'Europe centrale : de la dépossession...

Avant même l'instauration de régimes plus ou moins contrôlés par l'Union soviétique, en Europe centrale et orientale, la bourgeoisie était globalement plus faible dans l'ensemble de ces pays qu'en Occident. Cela tenait à l'arriération plus ou moins prononcée de ces pays - avec des écarts considérables entre la Tchécoslovaquie à une extrémité et l'Albanie à une autre - et au poids du capital impérialiste, notamment allemand, dans la plus ou moins faible économie de ces régimes. Les coups successifs de l'occupation allemande (ou italienne), des destructions dues à la guerre, de l'entrée des troupes soviétiques, ont chaque fois entraîné des vagues de dépossession ou de migration vers l'Occident, rendant les déjà faibles bourgeoisies nationales encore plus exsangues.

La rupture entre les deux blocs à partir de 1947, la guerre froide déclenchée par les États-Unis et la réplique de l'Union soviétique transformant sa zone d'occupation en glacis politique et militaire, ont été les derniers en date de ces coups. Les armées soviétiques qui, au sortir de la guerre, avaient remis en place dans leurs zones d'occupation, les anciens appareils d'État bourgeois, plus ou moins rafistolés, plus ou moins truffés de membres des partis staliniens, œuvraient pour le retour de la bourgeoisie et le redémarrage de l'économie sur une base bourgeoise. Elles changèrent brusquement d'attitude avec la guerre froide. La bourgeoisie apparut alors comme une menace pour la mainmise soviétique sur l'Europe de l'Est. Ce qui restait de la bourgeoisie grande et petite d'avant et qui n'avait pas encore été touché par les nationalisations antérieures fut dépossédé. Ceux qui pouvaient le faire partirent.

Au début des années cinquante, l'ancienne bourgeoisie semblait avoir disparu des Démocraties populaires. En tout cas, la grande bourgeoisie. Quant à la petite, elle fut elle-même atteinte par les nationalisations successives, par la collectivisation forcée, par la pression pseudo-égalitaire de la dictature qui ne semblait avoir laissé comme couche privilégiée que la nomenklatura des serviteurs de l'État.

Mais les États nationaux, eux, ne disparurent pas. Ce sont eux qui sauvegardèrent la possibilité d'une évolution bourgeoise pour ces pays. Vers l'extérieur d'abord : ces appareils d'État, contrôlés, surveillés par la bureaucratie soviétique, se révélèrent cependant comme les principaux facteurs de résistance à la mainmise soviétique.

Vers l'intérieur aussi et d'abord contre leurs propres classes ouvrières. Si aujourd'hui la bourgeoisie hongroise s'approprie bruyamment l'insurrection de 1956, en faisant de l'anniversaire de son déclenchement une fête nationale, elle n'est pas fâchée en son for intérieur de ce que l'armée soviétique ait écrasé l'insurrection, liquidé les conseils ouvriers et brisé la classe ouvrière pour toute une période historique.

Et, sur le plan économique, les quarante ans d'étatisme imposé par la bureaucratie soviétique n'ont pas que des aspects négatifs pour la bourgeoisie d'aujourd'hui. C'est grâce à cet étatisme que ces pays ont connu pendant trois décennies un taux de développement relativement élevé et que certains d'entre eux - la Bulgarie, par exemple - de pays quasi exclusivement agricoles sont devenus des pays industriels. En outre, bien que la grande propriété semi-féodale eût été liquidée et la réforme agraire réalisée avant l'instauration du système de parti unique au profit des partis staliniens, cela fut tout de même accompli en Hongrie, comme en Pologne ou en Roumanie, sur l'ordre de l'armée d'occupation de la bureaucratie soviétique. Et cela alors que la bourgeoisie de ces pays n'avait pas été capable dans le passé de liquider l'aristocratie foncière là où elle existait, cette aristocratie foncière qui lui portait pourtant de l'ombre et l'écrasait, avant la guerre, de sa domination sociale.

..à la reconstitution d'une bourgeoisie

Les anciennes bourgeoisies avaient été expropriées ; elles ne tardèrent pas à être remplacées par une nouvelle couche privilégiée qui, une fois terminées les quelques années d'égalitarisme bureaucratique des années cinquante - égalitarisme d'ailleurs tout relatif - émergea un peu partout dans les pays de l'Est. Une couche, constituée de hauts fonctionnaires du parti et de l'appareil d'État, de dignitaires politiques et des chefs d'entreprises nationalisées mais aussi de cette frange de la petite bourgeoisie, culturelle, scientifique ou sportive, que le régime tolérait et qui disposait de magasins spéciaux, de villas et de limousines.

Mais, dans certaines des Démocraties populaires, c'est une authentique bourgeoisie d'affaires qui a fini par se constituer dans les interstices de l'économie d'État, en parasitant souvent celle-ci : principalement dans le commerce ou dans l'agriculture.

En Hongrie ou en Pologne, où la petite bourgeoisie eut assez tôt pignon sur rue, elle s'est mélangée à l'autre composante de la couche privilégiée, aux hauts dignitaires de l'État ou du parti stalinien, aux notables "communistes" des administrations, à la tête de féodalités locales ou régionales, aux managers des entreprises d'État. Cette partie-là de la couche dirigeante devait sa position à la présence de l'armée soviétique. Elle n'en rêvait pas moins d'émancipation, quitte à se fondre avec la petite bourgeoisie traditionnelle, ancienne ou nouvelle. C'est l'ensemble de cette couche privilégiée qui aspirait aux changements qui finirent par se produire en 1989.

La privatisation et ses avatars

Sur le plan politique, le changement consistait à passer de la dictature d'un parti unique à un régime parlementaire plus ou moins démocratique, à renouer avec l'Occident et à viser l'intégration dans les institutions politiques ou militaires de ce dernier.

Sur le plan économique, l'objectif affiché était de liquider la planification, de limiter l'étatisme, de réorganiser l'économie sur la base de la propriété et du profit privés, de restreindre voire de supprimer les obstacles à la pénétration des produits et des capitaux étrangers.

C'est en conséquence la privatisation qui était en tête du programme de toutes les forces politiques qui avaient initié les changements de 1989, aussi bien de celles émanant des partis ex-communistes que de celles qui venaient de l'opposition (comme Solidarité en Pologne).

De la part des dirigeants politiques, cette priorité avait assurément la valeur d'un geste politique vis-à-vis de la bourgeoisie occidentale dont ils voulaient obtenir la reconnaissance et les faveurs (de préférence assorties de prêts aux États et d'investissements dans l'économie). Elle répondait évidemment aux aspirations de la petite bourgeoisie - qui souhaitait que la course au profit privé, entamée déjà plus ou moins largement suivant le pays, ne connût plus de limites, ni du fait d'une législation copiée sur celle de l'Union soviétique, même déjà modifiée ou non respectée, ni du fait des structures économiques. Elle répondait aussi à une aspiration largement partagée dans la nomenklatura dont une partie préparait déjà - ou, dans certains de ces pays, avait déjà entrepris - sa reconversion dans le privé et dont les autres membres estimaient, à tort ou à raison, qu'ils pourraient poursuivre comme auparavant leurs carrières de fonctionnaires ou d'hommes politiques, avec un certain nombre d'avantages en plus.

Le consensus était donc général, dans la couche privilégiée, autour de ces privatisations. Il y eut quasi-unanimité dans les directions politiques aussi, en tout cas dès lors que l'Union soviétique eut abandonné les Démocraties populaires à leur sort. Seuls quelques couacs se firent entendre et quelques vieux dirigeants staliniens durent s'écarter, de gré ou de force. Là où les dirigeants des ex-PC, bien qu'ayant engagé le processus, n'étaient pas certains d'en tirer les bénéfices politiques, ils s'écartèrent de bonne grâce, en attendant des jours meilleurs. Dans le cas de la Hongrie, ils ont même beaucoup contribué à ce que se mette en place, de bric et de broc, une opposition politique de droite susceptible de les relayer au cas où ils auraient été désavoués par les urnes (comme cela arriva en effet). En Pologne, la transition politique s'est faite de façon comparable mais plus tôt encore, par une entente négociée mettant en place, sous la direction de Mazowiecki, le premier gouvernement de coalition non dirigé par le parti stalinien dans un pays de l'Est depuis 1948. Le fait qu'en Pologne existaient déjà une direction et un personnel politique, des appareils non issus du PC et nés sous la répression à partir de Solidarnosc, n'a nullement empêché que la transition soit préparée en bonne entente de part et d'autre.

Malgré toutes ces conditions favorables, quatre ou cinq ans après la "transition" et le début des privatisations, une partie importante de l'économie continue à relever de l'État. La propriété privée domine, comme de bien entendu, dans le commerce, dans certains services et dans les secteurs les plus immédiatement profitables de l'industrie.

En République tchèque, la part du privé dans le PIB aurait été de 45 % en 1993. En Pologne, 32 %. En Bulgarie, le secteur privé représenterait 15,6 % du PIB en 1993 et seulement 6,1 % dans l'industrie. La Hongrie était le seul pays où le secteur privé aurait dépassé les 50 % du PIB national.

L'exactitude de ces chiffres est tout à fait hypothétique cependant. En outre, les statistiques ne reflètent pas vraiment la place que l'État continue à assumer dans l'économie, dans la mesure où la Hongrie, par exemple, considère totalement privatisée toute entreprise mixte (c'est-à-dire avec participation étrangère), comme toute entreprise où la part de l'État est inférieure à 50 %.

Au-delà des péripéties concrètes des privatisations, toutes ont été freinées par l'insuffisance de capitaux. Il ne suffit pas que l'État veuille vendre, il faut trouver des acheteurs. Les capitaux intérieurs ont été partout insuffisants. L'artifice des bons de privatisation employé en Pologne ou en République tchèque n'a pas pu fournir les capitaux nécessaires. Et les capitaux étrangers ne se sont pas précipités, à l'exception toute relative de la Hongrie.

Malgré le consensus général quant à leur principe, les privatisations ont rencontré des résistances parfois - rarement - dans la classe ouvrière et, plus souvent, paradoxalement, dans la paysannerie qui, dans plusieurs de ces pays, ne s'est montrée nullement pressée d'user de son droit de transformer les coopératives en exploitations privées.

Il y a cependant une raison d'ordre général au maintien de l'étatisme. Dans ces pays semi-développés, moins encore que dans les pays développés d'Occident, l'économie ne pourrait pas fonctionner, même sur une base bourgeoise, sans une dose importante d'étatisme. Les pressions du FMI dans le sens de la liquidation des entreprises étatiques considérées comme "non rentables" sont certes autrement plus efficaces sur ces pays que sur la Russie. Alors qu'en Russie, le recul de la production vient bien plus du ralentissement, voire de l'arrêt de la production d'entreprises qui continuent à exister, dans les pays de l'Est, un grand nombre d'entreprises, pas assez "rentables" pour rapporter du profit à des capitaux internes ou extérieurs, ont été définitivement liquidées. Mais il en reste tout de même que les États, avec leurs régimes perclus de "capitalisme sauvage", ne veulent ou ne peuvent supprimer.

Par-delà leur très grande diversité dans les mécanismes employés, dans les rythmes adoptés, deux aspects ressortent de toutes les privatisations effectuées dans les pays de l'Est.

Le premier est la vague des privatisations dites "spontanées" ou "sauvages" de la première période de la transition, pendant ces quelques années où existait une sorte de no man's land juridique en matière de propriété, et leur reconnaissance juridique rapide. Nul mystère, là non plus, dans la similitude entre les pays de l'Est dans ce domaine, plus particulièrement en ce qui concerne la Pologne, la Hongrie et la Bulgarie. C'est la phase où les membres de la nomenklatura économique, les dirigeants d'un certain nombre d'entreprises d'État, ont transformé leur mainmise de fait sur "leurs" entreprises en propriété privée juridiquement reconnue, d'autant plus facilement que cette appropriation se faisait en alliance avec des capitalistes apportant de l'argent de l'extérieur. L'appropriation d'une grande partie de la presse écrite en Hongrie ou en République tchèque par Hersant ou par Axel Springer n'aura pourtant coûté à ces magnats de la presse que de la présence d'esprit, des alliés sur place et un peu de capital de fonctionnement.

Le deuxième aspect des privatisations est ce qu'on a appelé suivant le pays "restitution" ou "réparation". Les nouveaux régimes mis en place lors des transformations de 1989, dirigés par des gens issus des ex-PC ou non, tenaient tous à faire la démonstration qu'ils étaient les représentants de toute la bourgeoisie, y compris de la fraction de cette dernière qui avait été dépossédée à partir de 1948 ou poussée à l'émigration. Dans certains des pays de l'Est, là en particulier où la "vieille bourgeoisie" était la plus faible avant 1948, il s'agissait de gestes plus symboliques que réels. Dans d'autres, la question des restitutions a soulevé des débats politiques d'autant plus passionnés que la vieille bourgeoisie était assez nombreuse et assez forte pour se faire entendre et retrouver "ses" biens. Tous n'avaient évidemment pas le poids de Bata, cette dynastie bourgeoise de fabricants de chaussures tchèque qui, après 1948, a su faire momentanément son deuil de ses usines de Tchécoslovaquie pour continuer à faire fructifier ses capitaux à partir de ses entreprises situées ailleurs.

Dans tous les cas, il s'agissait d'un transfert des classes laborieuses vers la bourgeoisie. C'est tout autant l'ensemble de ces transferts que l'effondrement de la production qui sont à la base de l'appauvrissement considérable d'une fraction du prolétariat et de la paysannerie dans les pays de l'Est.

En Hongrie, la réhabilitation de la propriété privée, sinon encore la privatisation de l'industrie d'État, a commencé bien avant 1989. Les premiers pas ont même été franchis quelque vingt ans plus tôt, en 1968, avec la mise en place du "nouveau mécanisme économique" qui accordait à la petite bourgeoisie le droit de faire du commerce et de la production privés, fût-ce encore à une petite échelle. Il s'agissait d'un cas unique à cette époque-là dans les Démocraties populaires. La petite bourgeoisie hongroise avait bénéficié en quelque sorte directement de l'écrasement de l'insurrection ouvrière de 1956 qui avait alors incité Kadar, mis en place par l'armée soviétique, à chercher un soutien populaire du côté de la petite bourgeoisie. Et il eut pour cela l'autorisation de la bureaucratie soviétique. Ainsi naquit ce "socialisme du goulasch" qui, d'une part, a permis à la petite bourgeoisie hongroise de se développer, de peser sur les orientations économiques du régime, sur la législation, de prendre contact directement ou indirectement avec l'étranger, de préparer le terrain à l'extension de l'économie de marché et qui, d'autre part, a servi d'exemple, voire de laboratoire d'essais, pendant longtemps à la petite bourgeoisie de tous les pays de l'Est, sinon à la bureaucratie soviétique. Cette situation particulière permit, en Hongrie, à la petite bourgeoisie d'accumuler même un certain capital.

Il est significatif, par exemple, qu'au moment du changement de régime en 1989, alors que les spécialistes estimaient à 2 000 milliards de forints la valeur totale des 2 200 entreprises publiques assez rentables pour être privatisables, on estimait à 300 milliards de forints l'épargne, c'est-à-dire, pour l'essentiel, l'argent mis de côté par la petite bourgeoisie. 300 milliards par rapport à 2 000 milliards, c'est évidemment insuffisant et la bourgeoisie renaissante n'était certes pas de taille à racheter, même à prix d'ami, les entreprises publiques. Mais le montant indique tout de même une très sérieuse accumulation capitaliste réalisée sous le couvert d'un régime qui se prétendait encore communiste !

En Hongrie, l'indemnisation des possédants dépossédés avant 1948 avait pris la forme de l'attribution de "bons d'indemnisation". A la différence d'autres pays de l'Est, les anciens propriétaires n'ont pas retrouvé automatiquement leurs anciennes propriétés mais leurs bons d'indemnisation valent de l'argent pour participer aux enchères lors de l'attribution de terres ou d'usines privatisées.

Notons que le montant total de ces indemnisations est relativement modeste par rapport au budget de l'État. En outre, le droit de surenchérir avec ces bons, pour acheter des actions d'entreprises rentables, est plutôt formel pour les "petits indemnisés". Là comme ailleurs, les bons d'indemnisation font la fortune d'officines financières qui se proposent pour les gérer. Il n'en reste pas moins qu'il s'agit de cadeaux faits à d'anciens possédants. Et ce sont évidemment les couches exploitées, celles qui n'ont pas pu être dépossédées en 1948 pour la bonne raison qu'elles ne possédaient rien, qui ont dû payer pour les autres.

Cela dit, il ne s'agit pas seulement de décider la propriété formelle des entreprises privatisées. Encore faut-il les faire fonctionner. Voilà pourquoi le régime a fait le choix de faire appel largement aux capitaux étrangers. La Hongrie avait sa chance, comparativement aux autres Démocraties populaires. A cause de son évolution antérieure précisément, elle avait l'avantage d'être depuis un certain temps déjà en relation d'affaires avec des capitalistes occidentaux. C'est encore l'évolution antérieure, sous le régime de Démocratie populaire, qui avait permis une adaptation progressive de la législation. De surcroît, le pays semblait stable et les capitaux étrangers intéressés par l'Est de l'Europe, Russie comprise, sont allés vers la Hongrie avec l'idée d'en faire une sorte de base de départ.

Voilà pourquoi la Hongrie a attiré la plus grosse part des investissements occidentaux : 7 milliards de dollars (cela représente 45 % des capitaux étrangers investis en Europe de l'Est, Russie comprise). L'année où le mouvement a été le plus fort, en 1992, une partie de ces capitaux a été investie dans la production (en particulier dans l'automobile où Suzuki, Ford, General Motors et Audi se sont concurrencés pour construire des ateliers de montage).

Mais, à côté de ces investissements productifs venant de capitaux étrangers, combien d'autres purement spéculatifs ? Combien d'entreprises, parmi les rares susceptibles de vendre sur les marchés internationaux, rachetées simplement pour être liquidées car elles auraient pu représenter une concurrence ? Combien d'autres rachetées dans un but purement spéculatif et revendues après licenciements ?

Pour la Hongrie en tout cas, citée comme un des exemples les plus réussis des privatisations, celles-ci représentent surtout une mainmise des capitaux étrangers sur les pans les plus rentables de l'économie du pays. En 1993, les exportations hongroises ont été réalisées à 35 % par des sociétés à capitaux étrangers.

Mais, même en Hongrie, après le boom déjà tout relatif des investissements occidentaux en 1990-91, les courants d'investissement diminuent. Déjà en 1993, seulement 30 % de ceux-ci sont allés vers l'industrie, le reste vers les services notamment financiers. Le secteur des assurances, par exemple, est dominé à 72 % par des capitaux étrangers.

En République tchèque, l'autre pays le moins pauvre du bloc de l'Est, la privatisation a suivi un cours assez différent. Le régime tchèque a également choisi, comme disaient les dirigeants politiques, "de réparer les injustices" et d'indemniser les propriétaires lésés du fait de la mainmise soviétique. Mais, à la différence de la Hongrie, il fut décidé de restituer en nature, en se limitant en principe aux personnes physiques : magasins, immeubles, ateliers et petites usines jusqu'à cinquante employés.

Comme en Hongrie, le régime voulait marquer le fait qu'il ne représentait pas seulement la nouvelle bourgeoisie mais aussi l'ancienne. Mais, dans le cas de la République tchèque, cette bourgeoisie ancienne, avec ses éléments partis en Occident ou ayant survécu sans propriétés pendant quarante ans, est plus puissante qu'en Hongrie. Et les dirigeants tchèques ont du mal à sortir des problèmes politiques posés par les revendications des couches bourgeoises, voire nobles, que les aléas de l'histoire ont dépossédées.

Les dirigeants ont fixé comme période limite de restitution celle des "nationalisations" effectuées après le 25 février 1948. Mais on a entendu se manifester aussitôt ceux dont la propriété avait été confisquée par les décrets signés en 1945 par le pourtant très bourgeois et très pro-occidental Bénès. L'Église catholique qui est dans ce cas, revendique ainsi la restitution de ses anciennes propriétés, notamment terriennes.

Devant l'afflux de revendications de tous ordres, y compris de l'Ordre des Chevaliers teutoniques, des historiens du droit se penchent, paraît-il très sérieusement, sur l'émergence ou non du droit de propriété de l'Église au Moyen Age et sous l'empire des Habsbourg... Il y a de quoi : des représentants de quelques-unes des grandes familles princières de la monarchie des Habsbourg, dépossédées en 1918, commencent à poser leur candidature ! Plus gênant encore pour le gouvernement : parmi les anciens bourgeois "lésés", il y a un grand nombre d'Allemands. Pas seulement ceux qui, dans la foulée de l'armée de Hitler, se sont appropriés des usines et des propriétés de bourgeois juifs ou tchèques - ceux-là n'osent pas pour le moment se manifester. Mais il en va différemment d'un certain nombre d'Allemands des Sudètes, installés dans le pays depuis des siècles avant d'être chassés aux lendemains de la guerre. Devant ce qui constituerait une concurrence pour la bourgeoisie nationale, le gouvernement semble décidé à geler tout débat sur les privatisations. A force de compétition pour une part de gâteau entre couches possédantes qui se sont successivement dépossédées, le processus de privatisation finit par se trouver freiné...

Moins la modernisation que la démolition de l'économie

Les laudateurs du système capitaliste se flattent de la transition globalement réussie dans les Démocraties populaires et de leur réintégration, qu'ils considèrent désormais complète, dans le marché mondial. Du point de vue de la bourgeoisie internationale, le changement s'est déroulé au mieux, sans crise sociale ou politique majeure. Même là où les équipes politiques ont changé, l'appareil d'État n'a pas été affecté et a assuré la transition.

Mais quel est donc le bilan ? Sur le plan économique, les publications spécialisées occidentales qui se veulent sérieuses estiment elles-mêmes qu'entre 1990 et 1992, la production intérieure brute de ces pays a connu un abaissement brutal de 28 % en moyenne, et la production industrielle un recul plus grand encore, de l'ordre de 37 %. Et la baisse continue depuis, même si c'est à un rythme un peu plus modéré.

Les dégâts sont plus importants encore qu'il n'y paraît dans les chiffres du PIB. Car si la baisse catastrophique dans l'industrie est partiellement compensée, elle l'est par le développement de "services" fourre-tout. Mais à chiffre d'affaires égal, un fonds d'investissement créé pour spéculer ne compense certainement pas la disparition d'une entreprise qui produit des biens réels, fût-ce avec des moyens obsolètes...

Comme le remarque une de ces publications (éditée par l'INSEE) : "le plus grave, c'est que les baisses de production observées depuis 1990 semblent en grande partie irréversibles. La récession s'est accompagnée d'une dévalorisation de l'appareil de production, littéralement mis à la casse. En outre, l'ouverture trop rapide des échanges extérieurs avec l'Ouest, la volonté radicale de rompre tout lien avec l'ex-bloc socialiste, ont alimenté les effets de la récession, provoquant nombre de fermetures d'industries", pour ajouter : "certains disent que c'est une chance dans la mesure où il s'agissait d'industries vieillies, très polluantes, mais, en y regardant de près, on s'aperçoit que ce sont souvent les industries légères qui s'effondrent".

Le fonctionnement de l'économie sur la base du capitalisme sans entrave n'a pas modernisé l'industrie, sauf dans un nombre limité de secteurs. Mais il en a détruit une bonne partie.

Par ailleurs, si les pays de l'Est ont perdu les liens qu'ils avaient entre eux et avec l'Union soviétique dans le cadre du Comecon (dissous en 1991), ils n'ont pas trouvé de quoi les remplacer sur le marché occidental. Les dégâts sont divers mais particulièrement importants dans le cas de pays comme la Bulgarie, dont l'essentiel de la production agricole (comme une bonne partie de sa production industrielle qui dispose de certains secteurs relativement de pointe, même s'ils ne sont pas concurrentiels sur le marché occidental) était destiné à l'Union soviétique.

La bourgeoisie occidentale a enregistré avec satisfaction la volonté de ces pays d'ouvrir leurs frontières à ses produits et ses capitaux, mais elle n'a pas pour autant ouvert ses propres frontières aux produits venant des pays de l'Est.

La principale conséquence de l'évolution des années passées est une accélération considérable de la différenciation sociale. La bourgeoisie en chair et en os, qui domine aujourd'hui la société de ces pays (en tout cas dans les quatre pays les moins pauvres composant le groupe dit "de Visegrad", c'est-à-dire la Pologne, la République tchèque, la Slovaquie et la Hongrie) s'est considérablement enrichie, mais sur la base d'une production en diminution, c'est-à-dire nécessairement au prix de l'appauvrissement de la majorité de la population.

Une petite fraction de la classe ouvrière a peut-être des salaires un peu meilleurs qu'auparavant et évidemment une possibilité bien plus grande de les dépenser, mais une autre fraction autrement plus importante a fait connaissance avec le chômage, inconnu jusqu'alors.

Par ailleurs, si la classe ouvrière ne s'est pas sentie spécialement concernée par le désengagement de l'État de la production, elle a toutes les raisons de se rendre compte de son désengagement de la consommation et de la protection sociale.

Les produits de consommation de première nécessité avaient été subventionnés par l'État auparavant : il n'y a plus de subventions de ce type et le prix des articles de première nécessité s'est envolé.

Dans ces pays, dans une certaine mesure à l'image de ce qui se pratiquait en Union soviétique, l'État assurait une protection sociale relativement étendue. Aujourd'hui, les soins, l'éducation plus ou moins gratuite et la culture sinon gratuite, du moins bon marché en raison des subventions aux éditions de livres, aux théâtres, aux opéras ou aux productions de films, font partie des souvenirs d'antan. Et les retraites et pensions versées par l'État ont diminué dans des proportions catastrophiques. L'allocation de chômage n'existait pas au temps où le chômage n'existait pas non plus. Maintenant qu'il se développe à grande vitesse, il n'y a toujours pas de système mis en place, si ce n'est des palliatifs de charité.

La paysannerie, de son côté, a plus payé pour les changements intervenus qu'elle n'en a profité. Dans les pays les plus pauvres de la zone, en Albanie et en Roumanie en particulier, les lopins privés, retrouvés dans le cadre de la privatisation de la terre, assurent certes un minimum de subsistance. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle ces pays sont précisément ceux où les formes collectives ou étatiques dans l'agriculture ont été le plus facilement liquidées. En revanche, en République tchèque ou en Hongrie, seule une petite frange de la paysannerie y a trouvé son compte. Mais la majorité a été d'autant plus rétive devant la liquidation des coopératives, qui lui assuraient un revenu assimilable à un salaire, que la pression économique pousse dans le sens d'investissements coûteux, hors de portée des petits paysans, et que la terre devenue désormais une marchandise comme une autre est convoitée par la bourgeoisie, y compris et surtout celle des villes.

Il n'est donc pas étonnant que tout ce mécontentement, à défaut de pousser à des mobilisations réelles, ait cherché à s'exprimer sur le plan électoral.

Pourquoi les ex-PC ?

Sur le plan électoral ce sont donc les ex-PC qui ont canalisé ce mécontentement.

Dans le cas de la Pologne, de la Hongrie, de la Bulgarie, dont la population de deux au moins de ces pays a pourtant éprouvé le poids sanglant de l'ancienne dictature, les ex-PC ont d'abord tout simplement bénéficié du fait d'avoir été, pendant quelque temps, écartés du pouvoir gouvernemental. N'ayant pas été associés, dans la conscience collective, à la phase la plus brutale du capitalisme sauvage restauré, ce ne sont pas eux mais ceux qui ont assumé le pouvoir qui ont payé. Y compris lorsque, comme dans le cas de la Pologne, il s'est agi de Lech Walesa ou de politiciens issus de la mouvance de Solidarnosc et qui, à ce titre, avaient pu se parer un temps du prestige des grandes grèves de 1980.

C'est un signe des temps qu'en Pologne, l'un des pays où l'emprise soviétique a été le plus mal tolérée, tous les augures prévoient une défaite cinglante pour Walesa s'il se représente à l'élection présidentielle prochaine et la victoire possible du jeune chef de l'ex-PC ! Les augures peuvent évidemment se tromper mais, aux yeux d'un grand nombre de travailleurs, le souvenir de la dictature s'estompe devant la brutalité du chômage et de la disparition de la protection sociale.

Oh, bien sûr, parmi les profiteurs du nouveau régime, il y a une bonne partie, sinon la totalité, de ceux qui avaient déjà sous l'ancien régime un sort enviable. Parmi les nouveaux riches devenus bourgeois, il y a nombre d'anciens "directeurs rouges" des entreprises étatisées, nombre d'anciens secrétaires du parti ou présidents de soviets locaux. Ils constituent même une composante essentielle de la nouvelle bourgeoisie nationale. C'est cette conversion-là qui choque sans doute le plus parmi les travailleurs. Mais ceux d'entre eux qui ont le plus réussi dans les affaires ont en général laissé la politique à d'autres, quand ils ne se sont pas recasés du côté des partis les plus à droite.

La composition de la couche privilégiée n'a pas tellement changé avec la consécration de sa position par la propriété privée, mais son expression politique, si.

C'est cette couche sociale dans sa majorité qui avait souhaité ce que l'ex-Premier ministre catholique Mazowiecki avait formulé en Pologne par l'expression : "Il faut tirer un trait épais sur le passé". Mais l'ex-PC, en tant qu'appareil politique, a évidemment profité en particulier de ce que personne dans la classe politique ne devait demander des comptes sur le passé.

La crainte que le changement de régime n'entraîne des mouvements sociaux a été partout plus forte que les rivalités politiques. Dans ces conditions, les ex-PC, même là où ils ont dû s'effacer du pouvoir gouvernemental, n'ont pas perdu le gros de leur pouvoir au niveau local, municipal ou régional. Dans un pays comme la Hongrie, par exemple, où une coalition de droite a eu la charge de la politique gouvernementale ces cinq dernières années, on peut même dire que le PC et ses structures locales et intermédiaires ont gardé un pouvoir et des réseaux d'influence considérables.

Les ex-PC ont donc été bien placés pour capitaliser le mécontentement.

D'un côté, ils n'effraient nullement les "nouveaux riches", souvent issus des rangs des anciens dignitaires : même chez ceux qui ont viré de bord sur le plan politique, les anciennes complicités survivent. En outre aucun des ex-PC ne prône le retour à l'ancien système.

D'un autre côté, ils profitent partout de l'arrogance de la droite, de sa précipitation à occuper des postes et des positions. Ils profitent de l'outrecuidance avec laquelle cette droite essaie d'imposer les idées les plus réactionnaires comme de nouvelles références de la vie sociale. En Pologne, la prétention de l'Église à régenter toute la vie sociale, ses positions particulièrement réactionnaires dans des domaines qui touchent la vie quotidienne - l'avortement, par exemple - n'ont pas peu fait pour jeter dans les bras de la gauche plus ou moins ex-PC une partie de l'électorat (même si l'ex-PC, depuis qu'il est revenu au gouvernement, se montre particulièrement pleutre même dans ce domaine). En Hongrie, la droite a tenté d'imposer à la télévision et aux médias une censure telle que la dictature déclinante qui a précédé 1989 semblait presque libérale en comparaison.

Mais surtout les hommes de l'ex-PC apparaissent comme plus capables de concilier ce que les illusions populaires voient encore comme les bons côtés du capitalisme - les magasins pleins et la démocratie parlementaire - avec une certaine protection sociale ressemblant à l'ancienne.

A tort. En effet, les ex-PC revenus au pouvoir poursuivent rigoureusement la même politique que leurs prédécesseurs de droite. Ils n'ont pas le choix : déjà, dans les pays riches, l'enrichissement de la bourgeoisie est inconciliable avec le maintien des acquis de la classe ouvrière. A plus forte raison dans ces pays où la bourgeoisie impérialiste et la bourgeoisie locale sont en compétition pour gagner.

La fraction naguère contestataire de l'intelligentsia, en Pologne, en Hongrie ou en République tchèque, que son opposition aux régimes se parant de l'étiquette communiste avait conduite à l'anticommunisme, est aujourd'hui déçue. Dans une interview récente, Adam Michnik, un des représentants les plus en vue de cette engeance, jette un regard désabusé sur les cinq années passées. Avec quelque raison, il affirme que "dans notre région, on ne peut envisager que deux types de capitaux : le capital nomenklaturiste ou le capital des voleurs. A mon avis, une économie de marché ne peut pas se développer ici autrement". Le constat ne manque pas de lucidité mais, même maintenant, Michnik en tire comme conclusion qu'il vaut mieux en passer par là car, après tout, "en Australie, ce sont les anciens déportés qui ont développé l'économie de marché, des voleurs et des assassins !". A ceci près que les pays de l'Est, comme bien d'autres aujourd'hui, auront droit à des voleurs et à des assassins à perpétuité, sans pour autant connaître un développement quelconque sur la base du capitalisme. Au siècle dernier, l'Australie avait encore ses chances. Plus aujourd'hui, où le monde est ainsi divisé : cette majorité de nations dont la bourgeoisie n'a pas eu la chance d'accéder au rang des pilleurs fait et fera inévitablement partie des pillés.

Dans la génération de Michnik, dont faisaient aussi partie les Kuron et Modzelewski et bien d'autres, l'intelligentsia, alors orientée à gauche, attendait de l'étatisme pseudo-socialiste - qu'ils souhaitaient modifier dans ses méthodes politiques - l'accession de leurs pays au niveau des pays développés. Ils se sont déjà trompés dans le passé, mais ils se trompent plus encore aujourd'hui.

En outre, si leur responsabilité a été inexistante dans l'établissement des dictatures se prétendant communistes dans les pays de l'Est, elle est autrement plus grande dans le dévoiement de la classe ouvrière, dans son embrigadement passé derrière les idées bourgeoises. Dans le cas de la Pologne, en particulier, où la classe ouvrière a fait preuve de sa combativité à bien des reprises sous la dictature et, en dernier, durant les grandes grèves de 1980-81, c'est bien au travers de cette catégorie d'intellectuels et grâce à eux que l'hostilité de la classe ouvrière contre la dictature du parti stalinien a été dévoyée vers l'Église, vers l'aspiration à une évolution pro-occidentale, vers l'abandon de toute idée pour la classe ouvrière de jouer un rôle indépendant.

Pourtant, l'espoir ne peut venir que de la classe ouvrière. Elle a payé d'abord pour ce "socialisme" que la bureaucratie soviétique et ses serviteurs locaux ont voulu lui imposer à coups de trique ou de char. Mais elle a payé aussi de n'avoir pas pu jouer un rôle politique indépendant dans cette période de 1989 qui, si elle n'a été nullement révolutionnaire, a été tout de même une période de crise. Mais les fameuses libertés politiques (dont l'octroi par les couches dirigeantes en 1989 a aveuglé tellement de militants, y compris dans l'extrême gauche, au point de ne plus voir l'aspect social des choses) n'ont profité qu'à des forces politiques bourgeoises parmi les plus réactionnaires.

Cette classe ouvrière qui, dans ces pays de l'Est, est nombreuse et qui a témoigné, bien souvent dans le passé, de sa combativité au travers de grèves politiques, d'émeutes, voire d'insurrections, est toujours la grande absente de la scène politique.

Mais cela peut changer vite. Ce que l'on peut souhaiter, c'est que les illusions dans les ex-PC revenus au pouvoir soient les dernières et que réapparaissent, dans la classe ouvrière comme dans l'intelligentsia, des militants qui œuvrent pour que la classe ouvrière retrouve son indépendance et son rôle politique.