Le remplacement des ouvriers par les exclus dans l'idéologie réformiste (et gauchiste)

Εκτύπωση
Mars-Avril 2001

Depuis déjà une vingtaine d'années, les partis politiques même de gauche, même gauchistes, ne parlent plus de classe ouvrière ou même de travailleurs. La conscience de classe a peut-être disparu ou reculé dans le monde du travail, et le patronat, le gouvernement, c'est leur fonction, ont tout fait pour cela. Mais les partis politiques de gauche et même ceux qui se sont dit d'extrême gauche les y ont bien aidés. La responsabilité principale en revient évidemment au PCF qui ne parle plus depuis longtemps de classes sociales mais les cache sous le terme de citoyenneté. Il n'y a plus d'ouvriers ou de bourgeois mais des citoyens. Tous égaux, peut-être ? Tout cela entraîne le fait qu'à gauche et même à l'extrême gauche (ou ce qui en tient lieu), on ne parle plus en priorité de la lutte contre la bourgeoisie, de la lutte contre le capitalisme, de l'expropriation des instruments matériels et financiers qui permettent à cette classe sociale de dominer l'économie, de la régenter à son usage, c'est-à-dire à son profit, au détriment de la société entière.

Non, on parle aujourd'hui de lutter contre la "mondialisation", le "libéralisme", voire la "mondialisation libéraliste", tous néologismes qui visent à dénoncer, sans espoir, certains des aspects du capitalisme actuel. Cela en cache les causes véritables, les responsabilités, sous des superstructures qui ne sont même pas à la base des catastrophes sociales actuelles, comme la spéculation boursière effrénée, les rachats, les reventes et les fermetures d'entreprise, les législations internationales contraignantes, qui ne le sont pas plus que la loi du capital international, c'est-à-dire en ce qui nous concerne, avant tout, le capitalisme français si ce mot a un sens. Tous ceux qui combattent la "mondialisation", qui est un ancien phénomène et dont l'opposé est représenté par les barrières douanières, s'inscrivent dans la propagande on ne peut guère dire le combat que menait le PCF dans les années cinquante contre "le capital et les trusts américains".

Cela revient à détourner les travailleurs du véritable combat à mener et, surtout, de la conscience de leur classe.

Ce vocabulaire, on le retrouve dans les textes de la LCR, dans ceux des écologistes, du côté de Robert Hue...

Par exemple, Alain Krivine, interviewé par France Info, le 23 mars, a déclaré entre autres :

"Nous croyons qu'on commence à progresser vers la perspective qui est celle de beaucoup de gens, c'est celle d'arriver à construire un nouveau parti en France, une nouvelle force politique qui soit anti-capitaliste, féministe, qui soit internationaliste bien sûr, et qui soit écologique, et qu'il y a, je pense, en France des milliers et des milliers de gens qui attendent le rassemblement d'un tel parti."

D'ailleurs, dans un article critique dirigé contre LO (Rouge du 8 mars), un rédacteur de Rouge qui signe (sans doute par humour) Stan Islas, écrivait :

"Dans l'éditorial de Lutte Ouvrière du 2 mars, Arlette Laguiller écrit la chose suivante : "Nous voulons permettre à la population laborieuse, en votant pour Lutte Ouvrière, le seul parti qui soit aujourd'hui le parti des ouvriers, le parti des travailleuses et des travailleurs, de dire qu'elle refuse la politique qui sacrifie les travailleurs au profit des plus riches."
"Le seul parti qui soit aujourd'hui le parti des ouvriers" (...) Cela nous rappelle de mauvais souvenirs, car nous avons entendu pendant de longues années cette musique, du côté des partis communistes staliniens. Espérons que cette affirmation n'est qu'un excès ou un dérapage d'une campagne électorale. Car, fort heureusement, il y a d'autres forces politiques et sociales qui défendent tout autant que LO les intérêts des exploités et des opprimés. Et l'enjeu dans les mois à venir, lors des échéances électorales mais aussi et surtout lors des luttes et des mobilisations, est bien de trouver les moyens de rassembler politiquement chaque fois que possible celles et ceux qui cherchent une alternative anticapitaliste aux partis de la gauche plurielle."

Comme on peut lire, ce rédacteur, lorsque nous parlons de parti des ouvriers, répond par "d'autres forces politiques et sociales" qui "cherchent une alternative anticapitaliste".

Quelles sont donc ces forces politiques et sociales ? Et pourquoi ne pas écrire "ouvriers" et "travailleurs" ? a brûle ? Mais c'est bien ce qu'Arlette Laguiller écrivait, nous sommes les seuls à nous placer politiquement sur ce terrain-là.

Quant à Robert Hue, il déclarait dans une interview de quatre pages dans l'Humanité du 23 mars : "Comment ne pas voir qu'il y a des forces en Europe, dans le monde et, naturellement, en France aussi qui affirment, avec de plus en plus de vigueur, un antilibéralisme non pas seulement "idéologique" mais concret car les hommes et les femmes qui les composent reconnaissent le capitalisme mondialisé comme l'obstacle majeur à la satisfaction de leurs revendications sociales et citoyennes !" (...) "Il y a des forces antilibérales, anticapitalistes nous en sommes qui s'expriment et s'efforcent de faire valoir des solutions nouvelles aux problèmes que connaît notre société ;" (...) "Pour que la gauche réponde aux attentes populaires, il faut modifier en faveur des solutions alternatives à la logique du capitalisme mondialisé le rapport des forces dans le pays afin qu'il se modifie aussi dans la majorité et dans le gouvernement."

Quelle harmonie entre la LCR et le PCF... et bien d'autres.

Le corollaire de tout cela est que, dans le vocabulaire politique, il n'y a plus d'exploités, d'ouvriers, de travailleurs, il y a surtout des pauvres, des chômeurs, des exclus, des SDF, des Rmistes, des sans-papiers, etc. Il est vrai qu'ils sont tragiquement nombreux mais, sous prétexte qu'ils étaient les plus malheureux, ils ont servi à occulter, bien malgré eux mais en tout cas sans qu'on leur demande leur avis, la présence dans le pays de millions d'exploités pas encore marginalisés mais qui peuvent l'être. Le discours "de gauche", voire "gauchiste" a installé une séparation de plus en plus grande entre ceux qui ont la "chance" de travailler et ceux qui auraient perdu leur dignité en perdant leur travail.

Ce n'est pas dans le discours "gauchiste" mais dans le discours "de droite" et dans celui "de gauche" ou "écologiste", mais il est fréquent d'entendre que ceux qui ont un emploi n'ont pas à se plaindre par rapport aux "exclus" qui n'en ont pas. C'est ainsi que Noël Mamère déclarait à France Soir du 23 mars :

(Le gouvernement) "doit produire une nouvelle offre sociale concernant cette catégorie de Français sans travail ou qui a un travail subi. L'existence de quatre millions de pauvres dans ce pays n'est pas acceptable, surtout pour un gouvernement de gauche. Ce sont ces gens qui se sont abstenus. Ils ne croient plus en la gauche. Il faut résoudre les problèmes de formation, de qualification, d'insertion. Que fait-on pour les jeunes de 18-25 ans qui n'ont rien, aucune formation ? Comment la République et le droit reviennent-ils dans les banlieues ? Voilà les questions auxquelles il faut répondre". A la question du journaliste : "Vous demandez un coup de barre à gauche...", Noël Mamère répondait : "Non, il ne s'agit pas d'un coup de barre à gauche, mais un coup de barre citoyen. Au lieu d'accorder un crédit d'emploi à ceux qui travaillent, il vaudrait mieux renforcer le dispositif d'insertion. Cela éviterait d'accroître les inégalités entre ceux qui ont un emploi et ceux qui n'en ont pas."

Les "inégalités" entre ceux qui ont un emploi et ceux qui n'en ont pas sont les seules inégalités que ce "Vert" distingue dans cette société.

Entre un ouvrier métallurgiste qui utilise une voiture pour aller et revenir de son travail et un PDG qui utilise des rollers pour se rendre au sien, son coeur penche sûrement du côté du PDG.

La gauche socialiste venue au pouvoir en 1981 a été assez satisfaite de cette évolution. Améliorer la condition ouvrière et celle des salariés en général, c'était imposer des augmentations de salaires au patronat, ce qu'en loyaux gérants de la bourgeoisie ils ne souhaitaient ni ne pouvaient. Au contraire, leur politique a été de faciliter les choses au patronat. D'une main payer sur l'argent public les patrons pour qu'ils embauchent ou au moins ne licencient pas, ce qui s'est révélé un placement à fonds perdus ; et de l'autre main, payer les dégâts toujours sur l'argent public des licenciements, de l'exclusion, de la marginalisation entraînée par la baisse ou la disparition de tout revenu. Depuis ce temps, la bourgeoisie a prospéré et les "exclus" de toutes sortes deviennent la seule catégorie sociale dont des sociologues, la "gauche" et "l'extrême gauche" consentent à parler, bien que les exclus n'aient justement aucune possibilité de s'en prendre au patronat, contrairement à la classe ouvrière.

Du coup, les ouvriers ayant disparu du vocabulaire des sociologues et des partis de la gauche, on en est venu à penser qu'ils avaient disparu du pays. Même eux l'ont pensé car le recul de la conscience de classe, c'est cela ! Et nombre de travailleurs, des employés par exemple, s'étonnent même qu'on les considère comme des travailleurs.

Pourtant, il y a en France plus de six millions d'ouvriers au travail (6,3 millions). Après avoir diminué précédemment, ce nombre a augmenté depuis trois ou quatre ans. Les ouvriers représentent 27 % des emplois. Et il s'agit de véritables ouvriers car parmi eux la part du travail sur chaîne, le travail "posté", a augmenté. Le directeur japonais de la toute moderne usine Toyota installée depuis peu dans le Nord a récemment déclaré à la radio qu'on avait surestimé la robotisation et que le travail allait rester essentiellement manuel.

Le nombre d'ouvriers a cependant diminué dans les années précédentes depuis 25 ans mais une grande partie de ceux qui ne sont plus comptés comme "ouvriers" sont en préretraite ou devenus employés avec des revenus et un statut social qui ne sont pas supérieurs. Ils mènent la même vie, dans les mêmes quartiers et, parfois, au sein du même foyer. Si l'on ajoute ces employés à l'immense population ouvrière, on arrive à dix ou douze millions d'adultes qui sont, au sens véritable du terme, des prolétaires. C'est-à-dire une force sociale à la mesure de son nombre et de son rôle dans l'économie.

Ce sont eux, et eux seuls, qui peuvent être le levier qui changera la société. C'est pourquoi tous ceux qui, à gauche ou à l'extrême gauche, expriment les pulsions, les dernières modes, de la petite bourgeoisie, intellectuelle ou non (la mentalité de la petite bourgeoisie peut contaminer la classe ouvrière), passent dans le camp d'en face car ils renoncent à combattre pour que la conscience d'être une classe sociale radicalement opposée à la classe bourgeoise, la conscience de classe, la solidarité du monde du travail demeurent vivaces au moins au sein d'une minorité de travailleurs.

C'est ce combat, entre autres mais en toutes circonstances, que mènent les militants de Lutte Ouvrière.

C'est pourquoi Arlette Laguiller débute toutes ses interventions par l'adresse : "Travailleuses, Travailleurs". Beaucoup se moquent d'elle pour cela, mais ni elle ni nous ne voulons être dans l'air du temps.

C'est pourquoi aussi toutes les professions de foi de nos candidats dans ces dernières élections municipales commençaient ainsi :

"Travailleuses, travailleurs,

Contrairement aux partis ou aux candidats qui feignent de s'adresser indistinctement à tous, riches ou pauvres, exploiteurs ou exploités, nous rejetons la formule passe-partout "Electrices, Electeurs", voire "Citoyennes, Citoyens" !

Comme si ceux qui sont au chômage, ou qui même ayant du travail gagnent péniblement leur vie, et ceux qui bâtissent leur richesse par l'exploitation de leurs ouvriers et de leurs employés, n'avaient pas des intérêts et des préoccupations diamétralement opposés. Alors, comment s'adresser aux deux, voire prétendre défendre les deux en même temps, sans mentir !

C'est pourquoi, avec Arlette Laguiller, nous nous adressons particulièrement aux travailleurs salariés, c'est-à-dire à tous ceux qui n'exploitent personne, qui triment ou ont trimé pour d'autres, chômeurs, ouvriers, employés, salariés du privé ou des services publics et tous ceux dont les retraites sont menacées car c'est leurs intérêts vitaux que nous voulons défendre face aux attaques du patronat et de l'Etat."

En effet, le Parti que nous souhaitons construire, qui manque pour combattre les fléaux de cette société et finalement la changer, est un parti qui s'appuie résolument sur la conscience de classe du monde du travail en espérant que les intellectuels les plus conscients, dévoués et modestes s'y associent. Construire un parti opportuniste de plus ne servirait à rien, il y a déjà largement ce qu'il faut dans ce pays.

31 mars 2001