Au Tchad, le dictateur Idriss Deby est finalement sorti vainqueur des affrontements qui, début février, ont opposé les troupes gouvernementales à celles de l'opposition armée. De justesse, puisqu'après avoir échoué dans plusieurs tentatives faites pour enrayer l'offensive des rebelles venus du Soudan, les forces armées d'Idriss Deby ont dû livrer une violente bataille au cœur même de la capitale N'Djamena. Et grâce au gouvernement français qui, une fois de plus, lui a fourni une aide militaire décisive.
Dans la foulée, Deby a fait arrêter plusieurs opposants politiques et a décrété l'état d'urgence, donnant ainsi le signal de la répression. En fait, malgré une politique visant à étouffer toute forme d'opposition, le régime dictatorial et prédateur de Deby montre de plus en plus des signes d'usure. Au pouvoir depuis 1990, après avoir renversé son prédécesseur Hissène Habré avec la complicité de la France, il se heurte aujourd'hui à une opposition croissante. La récente mise en valeur de gisements pétroliers dans le sud n'a en rien contribué à améliorer la situation de ce pays qui reste l'un des plus pauvres du monde. En revanche, elle a accentué les rivalités au sein des couches dirigeantes, qui supportent difficilement de ne pas être associées par Deby au partage de la manne pétrolière.
Des cadres de l'armée et même des membres de son propre clan ont fini par rejoindre les rangs de l'opposition, voire de la rébellion. Ainsi, parmi ceux qui ont fait vaciller Deby en février, on trouve le numéro un de l'Union des forces pour la démocratie et le développement (UFDD), l'ex-général Mahamat Nouri, qui, après avoir été ministre d'Hissène Habré, fut successivement préfet, ministre de la Défense et ambassadeur de Deby. Une autre figure marquante de l'opposition armée, Timane Erdimi, n'est autre que son neveu. Après avoir longtemps été une éminence grise du régime, alternativement directeur de cabinet et secrétaire général de la présidence, celui-ci a rompu avec Deby en 2005 et pris le maquis.
Officiellement, le Tchad est une république démocratique. Dans les faits, Deby et son clan monopolisent le pouvoir depuis près de vingt ans. Deby a même fait modifier la Constitution pour pouvoir prolonger son mandat présidentiel. La presse étant soumise à un sévère contrôle, on ne compte plus les articles censurés, les journaux saisis et les arrestations de journalistes. Pour justifier son soutien à Deby, Sarkozy a mis en avant son caractère « légitime » puisque confirmé par les urnes. La triste plaisanterie ! Arrivé au pouvoir par les armes et solidement installé, Deby a pu organiser des élections à sa convenance. Les représentants des partis d'opposition, qui ont boycotté les dernières élections présidentielles et dénoncé la parodie de démocratie, les violences exercées contre les opposants et les fraudes massives, ont pourtant donné les preuves du contraire. Certes, en août dernier, Deby s'est engagé, après un accord de l'opposition, à procéder à des élections en 2009, mais le responsable de la surveillance de la bonne application de cet accord fait partie des opposants enlevés dans la foulée des derniers combats. Et pour le moment, les arrestations d'opposants se poursuivent, dans le silence complice du gouvernement français et sous la protection de l'armée française.
À l'usure du régime s'ajoutent les répercussions de la guerre au Darfour, région soudanaise située à la frontière est du Tchad. Depuis le début du conflit, des centaines de milliers d'habitants du Darfour ont été poussés à l'exil par les exactions de l'armée soudanaise et s'entassent dans des camps de réfugiés installés au Tchad. Dans le conflit qui les opposent à l'armée soudanaise, les rebelles du Darfour bénéficient du soutien des populations frontalières tchadiennes, qui appartiennent souvent à la même ethnie. Quant au régime soudanais, il apporte son soutien à l'opposition armée tchadienne, lui fournissant des armes, des moyens logistiques et des bases de repli.
Dans ce contexte, le régime de Deby ne survit que grâce au soutien militaire de la France. À plusieurs reprises, notamment en 2006, les troupes et les avions français lui ont déjà sauvé la mise face à des offensives de rebelles. Cette fois encore, même si les déclarations officielles prétendent que l'armée française n'est pas intervenue directement, des témoins affirment que des forces spéciales françaises ont pris part aux combats. De toute façon, le soutien logistique de l'armée française que personne ne nie a été déterminant. En « sécurisant » l'aéroport de N'Djamena, sous prétexte de permettre l'évacuation des ressortissants étrangers, les troupes françaises ont ainsi garanti le ravitaillement en munitions des armées de Deby ; elles ont également permis à ses hélicoptères de combat, dont l'intervention fut décisive, de disposer d'une base vitale.
Deby s'est d'ailleurs félicité de ce que la France « n'a pas failli à ses engagements ».
En fait, ces « engagements » ne datent pas d'aujourd'hui. Le déploiement de troupes françaises prêtes à intervenir a même été quasi continu depuis l'indépendance. C'est que le Tchad revêt pour l'impérialisme français une importance particulière. Non pas tant du point de vue économique que du point de vue politique et stratégique.
Une position stratégique pour le colonialisme français
Lors du partage de l'Afrique entre les puissances colonisatrices européennes, qui fut officialisé par la Conférence de Berlin de 1885, la France se fit attribuer la rive nord du lac Tchad. Il s'agissait pour elle de se constituer un empire africain d'un seul tenant en reliant les territoires de l'Afrique équatoriale française et ceux de l'Afrique occidentale française. En outre, par sa situation au cœur de l'Afrique noire, cette région faisait obstacle à l'extension des zones d'influence des puissances rivales de la France : l'Angleterre marquant sa présence à l'est avec le Soudan, au sud-ouest avec le Nigéria, et l'Allemagne au sud avec le Cameroun.
Encore fallait-il que la France prenne possession de cette région dominée par Rabah, un négociant et puissant chef militaire d'origine soudanaise. Sous le prétexte de mettre fin au trafic d'esclaves auquel il se livrait, la France envoya trois colonnes militaires qui, à marche forcée, convergèrent vers le lac Tchad. Au cours de cette conquête qui dura de 1898 à 1900, l'armée française, dont la tristement célèbre colonne Voulet et Chanoine, s'illustra par ses atrocités : villages pillés et rasés, femmes, enfants et vieillards massacrés par milliers à coups de baïonnette ou pendus, hommes décapités ou enrôlés de force pour le portage. En 1900, le pays fut considéré comme conquis. Pourtant le nord demeura longtemps insoumis et resta sous administration militaire française durant toute la période coloniale, et même plusieurs années après l'indépendance.
En 1920, le Tchad passa du statut de protectorat à celui de colonie autonome. Dans le sud fertile, l'administration coloniale rendit obligatoire la culture intensive du coton, chaque village étant tenu de fournir un certain nombre de « cordes ». Cette culture allait contribuer à la fortune du français Boussac, en lui fournissant une matière première à bas prix pour ses nombreuses usines textiles implantées en métropole. En dehors de cela, le Tchad offrait peu de ressources minières. Il fut donc utilisé par l'administration coloniale comme un réservoir de main-d'œuvre corvéable à merci. Les populations furent massivement soumises au travail forcé dans les autres colonies françaises, notamment pour la construction de la voie ferrée reliant les mines du Congo à l'océan. Cette politique - et la très forte mortalité qu'elle entraînait - fut à l'origine de nombreuses révoltes.
L'indépendance et le maintien de la domination française
La fin de la Deuxième Guerre mondiale créa une situation nouvelle. Des mouvements anticolonialistes et nationalistes commencèrent à s'exprimer en Inde, en Chine, en Indonésie et en Indochine. Dans un premier temps, la France, comme les autres puissances coloniales, s'accrocha à ses colonies, mais elle fut contrainte de lâcher du lest. Lors de la conférence de Brazzaville qui, en janvier 1944, rassembla des représentants de l'administration coloniale, De Gaulle, après avoir écarté toute idée d'indépendance, avait d'ailleurs envisagé l'évolution vers une autonomie et l'association d'une certaine « élite indigène » à la gestion des affaires locales. La Constitution de 1946 consacra cette évolution, en accordant le droit de vote à une partie seulement des populations et en substituant à l'ancien terme d'Empire français celui d'Union française.
Dans les colonies, des partis politiques apparurent. Au Tchad, Gabriel Lisette, un administrateur français d'origine antillaise, fonda en 1946 le premier parti politique, le Parti progressiste tchadien (PPT), affilié au Rassemblement démocratique africain (RDA) d'Houphouët-Boigny. Après avoir été suspecté de sympathies communistes, Lisette, qui prônait une décolonisation progressive et pacifique, bénéficia finalement de la bienveillance de l'administration coloniale. Quant au PPT, il devint rapidement populaire et, en 1956, il remporta les premières élections au suffrage universel, organisées dans le cadre de la loi renforçant l'autonomie locale.
À la fin des années cinquante, la bourgeoisie française s'apprêta à abandonner la forme coloniale de sa domination sur le Tchad comme sur la plupart de ses colonies d'Afrique. C'est que son armée, malgré un déploiement massif, malgré la répression, les tortures, ne parvenait pas à vaincre la lutte du peuple algérien pour l'indépendance. Cette guerre, impossible à gagner, devenait trop chère. Du coup, la grande bourgeoisie s'est convaincue que cela ne valait pas la peine de s'accrocher à la domination coloniale dans le reste de l'Afrique non plus.
Mettre fin à la guerre d'Algérie et décoloniser l'Afrique coloniale française ne vint pas de la gauche, pourtant au pouvoir depuis 1956 avec Guy Mollet. Au contraire, arrivé à la tête du gouvernement en promettant la paix en Algérie, celui-ci intensifia la guerre. La crise politique ne fut dénouée que par le retour de De Gaulle au pouvoir. Cet homme politique réactionnaire osa faire ce que la gauche n'avait pas osé : donner l'indépendance à l'Algérie et, au-delà, organiser l'indépendance des colonies françaises d'Afrique noire.
Mais renoncer à la forme coloniale de sa domination ne signifiait pas pour la bourgeoisie française renoncer à sa domination. Toute sa politique visa dès lors à conserver sa mainmise sur sa zone d'influence africaine, qui constituait un source privilégiée d'approvisionnement en matières premières, mais aussi un débouché pour les produits de son industrie. Cela passait par un contrôle étroit des appareils d'État autochtones, assuré notamment par des liens humains avec le personnel dirigeant, sous la protection de troupes françaises implantées dans les endroits stratégiques.
En 1958, le Tchad devint une république autonome intégrée dans la Communauté française, avec Lisette comme Premier ministre. De Gaulle, qui venait de revenir au pouvoir, voyait en lui l'un des relais potentiels de sa politique africaine, comme l'étaient l'ivoirien Houphouët-Boigny et le sénégalais Léopold Senghor. Mais en février 1959, l'assemblée tchadienne le démit de ses fonctions. François Tombalbaye, un instituteur originaire du sud, prit la direction du PPT et du gouvernement.
La dictature de Tombalbaye
Le 11 août 1960, le Tchad accéda donc à l'indépendance avec, à sa tête, Tombalbaye. Ce dernier élimina rapidement toute opposition à l'intérieur du PPT comme à l'extérieur et, sous couvert d'unité nationale, il assura à son parti le monopole du pouvoir.
Le Tchad, comme la plupart des pays africains, restait une création artificielle de l'époque coloniale. Il réunissait des régions très dissemblables et plus d'une centaine d'ethnies différentes. Il restait surtout marqué par un clivage historique entre les tribus d'éleveurs nomades islamisés au nord, et des agriculteurs sédentarisés animistes et partiellement christianisés au sud. De plus, le pouvoir colonial avait amplifié les tensions en jouant les ethnies les unes contre les autres, en privilégiant notamment la fraction christianisée des populations du sud.
Or, Tombalbaye poursuivit la politique du colonisateur français. Il favorisa l'accès des chrétiens du sud aux postes dans l'administration et dans l'appareil d'État, alors que les musulmans du nord étaient dans leur grande majorité délaissés et soumis à l'arbitraire des administrateurs venus du sud. Le résultat ne se fit pas attendre : dès 1963, des émeutes éclatèrent dans le nord suivies, un an plus tard, d'émeutes dans le nord-est. La répression féroce, qui fit des centaines de morts, n'éteignit pas la colère de ces populations.
C'est dans ce contexte que naquit, en 1966, le Front de libération nationale du Tchad (Frolinat), mouvement de rébellion s'appuyant sur les populations du Tibesti et bénéficiant du soutien de la Libye, de l'Algérie et du Soudan. Incapable de venir à bout de cette insurrection, Tombalbaye réclama, en 1968, l'aide militaire française, en vertu d'accords de défense signés lors de l'indépendance. La France envoya un important corps expéditionnaire.
Le soutien de la Libye au Frolinat n'était pas désintéressé, le colonel Kadhafi revendiquant des droits sur la bande d'Aouzou, une bande désertique mais riche d'uranium située à la frontière nord du Tchad. Profitant de la guerre civile, il annexa d'ailleurs cette région en 1973.
De leur côté, les rebelles entreprirent des actions spectaculaires, comme les prises d'otages. La plus célèbre fut l'enlèvement de l'ethnologue Françoise Claustre par les combattants toubous d'Hissène Habré, dans le désert du Tibesti en 1974. Elle ne fut libérée qu'en 1977.
Par sa politique despotique, Tombalbaye s'était de plus en plus isolé. Lorsqu'il s'en prit aux cadres de l'armée qu'il suspectait de comploter contre lui, son sort fut scellé. Le 13 avril 1975, un coup d'État mit fin à la dictature de Tombalbaye qui fut tué dans les combats. Les putschistes désignèrent le général Malloum pour lui succéder. Celui-ci joua la carte de la réconciliation nationale en renouant le dialogue avec des représentants de l'opposition armée. Parallèlement, les relations avec la France se dégradèrent. La tutelle de l'ancien colonisateur était dénoncée par les mouvements rebelles comme par les militaires tchadiens. Le nouveau gouvernement réclama donc le départ des troupes françaises, qui se retirèrent en octobre 1975.
Bien que divisé, le Frolinat continua à gagner du terrain. Début 1978, la chute de plusieurs villes du nord, dont la préfecture de région Faya-Largeau, montra l'ampleur de la rébellion qui contrôla bientôt les deux tiers du pays. Finalement, en 1979, le général Malloum dut céder la place à Goukouni Weddeye, devenu le leader du Frolinat. Ce dernier prit la tête d'un gouvernement d'union nationale et son rival Hissène Habré fut nommé ministre de la Défense.
Mais la trêve fut de courte durée. Un an plus tard, les bandes armées des deux anciens maquisards s'affrontèrent dans N'Djamena pour le contrôle du pouvoir. Dans un premier temps, Weddeye l'emporta avec l'aide des troupes libyennes, qui en profitèrent pour occuper une grande partie du pays. Mais en 1982, Habré, ayant obtenu le soutien de la France, reprit le pouvoir à l'issue d'un nouveau coup de force militaire.
Aux termes d'accords signés en 1976, la France s'était engagée à ne plus intervenir dans les affaires tchadiennes. Mais à partir de 1978, elle prit prétexte de l'invasion du pays par les troupes libyennes pour faire un retour en force. À partir de 1983, des centaines de soldats, des blindés et des avions de combat furent déployés dans le cadre de « l'opération Manta ». Les forces libyennes étant repassées à l'offensive en 1986, la France fit bombarder l'aéroport libyen de Ouadi-Doum et déploya de nouvelles troupes dans le cadre du dispositif Épervier. Les Libyens furent finalement repoussés et abandonnèrent leurs prétentions territoriales.
Depuis, le dispositif Épervier est resté en place. Il s'intègre au réseau de bases militaires que la France maintient depuis l'époque des indépendances du Gabon au Sénégal, en passant par la Côte d'Ivoire et Djibouti, réseau qui lui permet d'avoir en permanence plusieurs milliers d'hommes capables d'intervenir partout en Afrique pour défendre les intérêts de l'impérialisme français.
L'ère d'Idriss Deby
Durant toute la période qui s'est écoulée depuis l'indépendance du Tchad, la France s'est à chaque fois accommodée de l'homme fort du moment, fût-il un sanglant dictateur. Ce ne sont donc pas les soupçons pesant sur la disparition de dizaines de milliers d'opposants qui peuvent expliquer le lâchage d'Hissène Habré au profit d'Idriss Deby en 1990. Aux yeux du gouvernement de Mitterrand, son crime était plus odieux : Habré n'avait pas accordé à Elf la place - et les profits - que le trust français attendait dans l'exploitation des gisements pétroliers récemment découverts.
Or, l'effondrement de l'URSS entraînant la fin de la guerre froide, ainsi que la stagnation économique ont changé la donne dans les rapports entre les pays occidentaux. La concurrence entre les grandes puissances pour mettre la main sur les richesses naturelles de l'Afrique s'est accrue. Et la France voit son influence de plus en plus contestée, notamment par les États-Unis, même dans les pays qui lui étaient jusque-là subordonnés. Ainsi, l'exploitation du pétrole tchadien a été confiée à un consortium dirigé par l'américain ExxonMobil.
Pour tenter de résister, l'impérialisme français dispose d'un argument : sa longue tradition d'engagements militaires aux côtés des dirigeants africains soucieux de défendre ses intérêts. Cela explique que, quel qu'ait été le locataire de l'Élysée, l'attitude du gouvernement français vis-à-vis de Deby a peu varié. Et celle de Sarkozy vient de prouver qu'il ne faisait exception ni dans les moyens mis en œuvre, ni dans l'hypocrisie des déclarations officielles.
Mais jusqu'à quand l'armée française pourra-t-elle garantir la survie d'un régime de plus en plus usé et isolé ?
En tout cas, les intérêts de la population tchadienne n'ont rien à voir avec les choix que font les gouvernements français. Au contraire, depuis des décennies, elle paie un lourd tribut aux affrontements répétés des bandes armées, qu'elles soient gouvernementales, rebelles ou françaises. Elle le paie non seulement par les destructions et les victimes civiles des combats, mais aussi par un appauvrissement croissant. La population est également victime du fait que, dans ce pays qui connaît déjà l'un des plus forts taux de mortalité infantile et l'une des plus faibles espérances de vie, l'équipement des armées gouvernementales passe avant le développement des installations sanitaires, des écoles, de l'accès à l'eau ou à l'électricité.
Ni le peuple tchadien, ni la classe ouvrière française n'ont aucun intérêt à la poursuite de la présence de l'armée française, à l'aventure guerrière en cours, pas plus qu'au soutien systématique du dictateur en place. Il faut le retrait de l'armée française du Tchad comme de toute l'Afrique.
20 février 2008