Côte d'Ivoire - Lutte pour le pouvoir et montée des menaces

Εκτύπωση
Sept-Oct 2000

Le 24 décembre 1999, l'armée est entrée sur la scène politique en Côte d'Ivoire. Apparemment, elle n'est pas très disposée à en sortir. Lorsque la mutinerie d'un régiment a chassé le président en place, Konan Bédié, et a porté au pouvoir le général Guéi, celui-ci a clamé haut et fort qu'il voulait simplement donner un coup de balai dans un régime corrompu et que, dès que sa tâche serait terminée, il céderait le pouvoir à un président légalement élu.

La population ivoirienne n'a pas eu longtemps à attendre pour constater que le galonné balayeur n'avait ni l'intention ni, sans doute, les moyens de faire le ménage. Quelques hauts dignitaires du régime déchu ont été arrêtés, la plupart d'ailleurs pas bien longtemps. Quant à la corruption de haut en bas de l'appareil d'Etat, non seulement elle n'a pas cessé, mais, Konan Bédié mis à part, ce sont à peu près les mêmes qui en profitent. Quant à Konan Bédié, il a eu la sagesse de mettre une partie de sa fortune sur des comptes en Europe. Même chassé de la mangeoire, il n'est vraiment pas à plaindre.

Quant à l'élection promise, si sa date a été fixée, elle a déjà été repoussée du 17 septembre dernier au 20 octobre. Et rien ne dit qu'elle ne sera pas repoussée encore. Et, surtout, étant donné les conditions dans lesquelles elle se déroulera si elle se déroule même avec un gros effort d'imagination, il sera difficile de parler d'élection démocratique. Mais il est vrai que l'imagination des cercles dirigeants français, principaux protecteurs du régime ivoirien, est particulièrement entraînée, à en juger par le nombre de régimes autoritaires dans les anciennes colonies françaises, peinturlurées aujourd'hui en "démocraties".

Il n'a pas fallu attendre longtemps, en effet, pour que le général Guéi abandonne le rôle d'arbitre désintéressé à la tête d'une junte militaire jurant d'être exclusivement préoccupée d'assurer une transition pacifique vers l'élection d'un nouveau président civil. Ayant pris goût au fauteuil présidentiel, Guéi a rapidement découvert qu'en tant que général en retraite, il était bien un civil et que ce n'était pas renier ses promesses d'élection que d'annoncer sa propre candidature.

Des candidatures annoncées, il y en a 19, dont quelques-unes comme celle de Konan Bédié lui-même sont purement symboliques. La compétition oppose, à l'heure où nous écrivons, principalement quatre hommes : Alassane Ouattara, ancien Premier ministre de Houphouët-Boigny, Laurent Gbagbo, chef du Front populaire ivoirien (FPI), Emile-Constant Bombet, ancien ministre de l'Intérieur du président déchu que le parti de ce dernier, le Parti démocratique de la Côte d'Ivoire (PDCI), a choisi de soutenir et, enfin, Robert Guéi lui-même.

"A l'heure où nous écrivons", en effet, car la Chambre constitutionnelle de la Cour suprême, chargée de vérifier l'éligibilité des candidats, ne se prononcera que le 7 octobre. Or c'est précisément l'éligibilité des candidats qui est au centre de la campagne électorale ! Deux des trois principaux adversaires de Guéi, Ouattara et, peut-être, Bombet, risquent d'être disqualifiés avant même l'élection.

Une longue crise du pouvoir

Ce qui se déroule en ce moment en Côte d'Ivoire n'est qu'une des phases d'une longue crise du pouvoir déclenchée, en fait, par la mort de Houphouët-Boigny en 1993, d'abord masquée puis de plus en plus ouverte.

Houphouët-Boigny, cet ancien ministre de la IVe République, installé, avec l'appui de l'impérialisme français, à la tête de la Côte d'Ivoire lorsqu'elle est devenue indépendante, a exercé sur le pays une dictature féroce pendant plus de trente ans. Celui qui se dénommait volontiers "le vieux sage de l'Afrique" s'est maintenu au pouvoir non pas grâce à la sagesse, mais surtout grâce à la force : celle de son armée, formée et financée par la France et appuyée directement par un régiment français stationné aux abords d'Abidjan.

La "sagesse" d'Houphouët-Boigny était celle de tous les dictateurs : non seulement son régime était un régime de parti unique, où son parti, le PDCI, détenait tous les leviers du pouvoir, mais il prenait soin, aussi, de ne pas laisser émerger un concurrent éventuel même à l'intérieur du parti unique. Pendant les quelque trois décennies de son pouvoir absolu, la position de dauphin putatif a été sans doute un des postes les plus instables et les plus dangereux au sommet de l'Etat.

Au cours des toutes dernières années de son existence, Houphouët-Boigny s'était mis cependant au goût du jour et avait commencé à introduire une petite dose de multipartisme qui avait permis, à l'époque, à Laurent Gbagbo d'asseoir sa réputation de chef de file de l'opposition. Une opposition respectueuse, ce qui n'empêchait pas Houphouët-Boigny de lui faire passer des séjours plus ou moins longs en prison. Histoire de rappeler que, si le multipartisme permettait aux commentateurs politiques liés au pouvoir, en Côte d'Ivoire ou en France, de parler de démocratie, il n'était pas question, pour Houphouët-Boigny, ni pour son parti, de prendre le risque de perdre le pouvoir.

Tout ce beau monde était content dans ces belles années de l'ère mitterrandienne, où le Parti socialiste, un fils Mitterrand en tête, prit la succession de la droite et de Foccard pour préserver en Afrique les intérêts de l'impérialisme français. A Houphouët, les réceptions à l'Elysée et la photo de famille avec Mitterrand. A Gbagbo, les réceptions avec les dignitaires du Parti socialiste et la reconnaissance du FPI comme parti de gauche, lié à "l'Internationale socialiste". Les démêlés entre les deux hommes étant une "affaire intérieure ivoirienne", il n'appartenait pas au Parti socialiste d'en juger. Quant aux militants du FPI qui continuaient à être tabassés et aux militants du syndicat "Dignité" lié au FPI, réprimés dans les entreprises, il ne leur restait qu'à espérer qu'un jour Gbagbo arrive au pouvoir. En attendant, Gbagbo, tout en bénéficiant d'un certain crédit "d'homme de gauche", servait surtout à accréditer la qualité de "démocrate" fraîchement acquise par Houphouët.

La protection française avait réussi à Houphouët-Boigny et, évidemment, plus encore aux capitaux français. Sous le règne de Houphouët, la Côte d'Ivoire est devenue un champ d'investissements privilégié pour des capitaux français qui s'aventuraient en Afrique et, en même temps, une base avancée en direction d'autres Etats de la région, issus de l'ancien empire colonial français, comme le Burkina ou le Mali, voire au-delà, en direction du Libéria ou de l'ex-colonie britannique, le Ghana. Oh, certes, la sollicitude des capitaux français envers la Côte d'Ivoire n'allait pas jusqu'à assurer un véritable développement à ce pays, où la misère n'a jamais cessé d'être le lot de la majorité de la population ! Mais elle a permis en tout cas à un certain nombre de grandes sociétés françaises, de Delmas-Vieljeux à Bouygues, en passant par Bolloré, d'accroître notablement leur richesse.

Pendant quelques années, la Côte d'Ivoire a bénéficié des prix relativement élevés du café et du cacao sur le marché mondial, qui assuraient aux cultivateurs gros et moyens un revenu stable. Fait rare en Afrique dans les années 1970-1980 : non seulement les campagnes ne se dépeuplaient que lentement mais il y avait du travail pour des travailleurs venus de pays voisins, du Burkina surtout. Un travail mal payé sur les plantations, dans l'industrie naissante ou dans les grands travaux entraînés par le développement d'Abidjan, mais du travail quand même. L'Etat avait de l'argent : assez pour que Houphouët finance des projets pharaoniques, comme la transformation de son village natal, Yamoussoukro, en ville capitale qui se voulait moderne. Et si la population n'avait que faire d'une cathédrale qui imitait Saint-Pierre de Rome ou, pour ne pas faire de jaloux, d'une mosquée de taille comparable, les entreprises du BTP, généralement françaises, avaient toutes les raisons de considérer Houphouët comme un sage, et sa poigne de fer comme une bénédiction pour les affaires.

Des banques poussèrent à Abidjan, rayonnant sur toute cette sous-région de l'Afrique, comme se multiplièrent les chaînes commerciales. La Côte d'Ivoire est devenue un Eldorado pour les affaires. Elle attirait des bourgeois petits et moyens, venus de France surtout, mais aussi du Liban ou d'ailleurs, pour faire rapidement fortune. La couche d'Ivoiriens qui détenaient des postes et des positions à différents niveaux de l'appareil d'Etat a pu se lancer à son tour dans les affaires, ou y pousser sa progéniture. L'enrichissement d'une vaste couche de privilégiés, petits ou moyens, mais surtout affairistes, a créé, à son tour, de nouvelles sources d'enrichissement dans l'immobilier ou le commerce de luxe.

Lorsque Houphouët-Boigny mourut en 1993, il ne fut évidemment pas question, pour l'appareil du PDCI, dispensateur des places de députés, de maires et de bien d'autres positions, d'abandonner la mangeoire. Car si, avec l'introduction du multipartisme, quelques formations, dont principalement le FPI, ont pu obtenir un statut légal, si Gbagbo a pu s'assurer pour un temps la posture de chef de l'opposition et son parti conquérir quelques rares municipalités, le PDCI a continué à monopoliser les postes de pouvoir. Au sommet de l'Etat, bien sûr, mais aussi aux niveaux intermédiaires et locaux. Tous les caciques du parti se sont retrouvés, dans un premier temps, tout naturellement, derrière Konan Bédié, président de l'Assemblée nationale et, comme tel, président par intérim en cas de décès du président de la République.

Ils se sont encore retrouvés derrière lui deux ans après, en 1995, lorsque, la date normale de l'élection venant, Konan Bédié a dû soumettre sa position d'héritier de Houphouët au suffrage universel. Il l'a fait en procédant à un simulacre d'élection tellement grossier que la plupart de ses concurrents dangereux, Laurent Gbagbo en tête, ont boycotté l'élection.

La mascarade électorale a confirmé Konan Bédié à son poste. Elle ne pouvait pas lui donner l'autorité et les moyens politiques dont avait disposé Houphouët. La succession n'a été réglée qu'en apparence. La contestation du pouvoir de Bédié n'est pas venue de Laurent Gbagbo seulement et des notables du FPI. Elle est venue des rangs mêmes du PDCI, en la personne d'Alassane Ouattara qui, en tant qu'ex-Premier ministre de Houphouët, s'estimait au moins aussi qualifié que Konan Bédié pour occuper le fauteuil présidentiel. La coterie du PDCI qui avait lié son sort au destin d'Alassane Ouattara quitta l'ancien parti unique pour se regrouper dans le RDR (Rassemblement des républicains).

Désormais, la rivalité pour le pouvoir se jouait à trois, entre Konan Bédié, Alassane Ouattara et Laurent Gbagbo.

Le FPI et le RDR se sont, dans un premier temps, alliés pour contester l'élection présidentielle organisée par Konan Bédié. Ils ont même constitué ensemble un "Front républicain" avec pour objectif de faire barrage au PDCI. Mais, par la suite, lorsque Konan Bédié a commencé à porter des coups à Alassane Ouattara qu'il considérait comme son principal rival, il a trouvé une sorte de complicité du côté du FPI de Laurent Gbagbo.

Concurrent dangereux, Alassane Ouattara l'était aussi bien pour Bédié que pour Laurent Gbagbo. L'homme avait en effet la cote auprès de la grande bourgeoisie internationale. Il avait fait ses preuves non seulement en tant que Premier ministre de Houphouët mais, par la suite aussi, comme haut fonctionnaire international, en particulier au FMI. Il avait enfin la préférence des Américains qui le connaissaient bien : ce qui, il est vrai, était un avantage de ce côté-là pouvait être un handicap du côté des cercles dirigeants de l'impérialisme français.

Mais c'est précisément la carrière internationale de Ouattara, liée à sa région d'origine, qui allait donner à l'entourage de Bédié un angle d'attaque. La parade trouvée par Konan Bédié était aussi simple que basse et, surtout, dangereuse pour l'avenir : prétendre que Alassane Ouattara, qui est d'une ethnie partagée entre la Côte d'Ivoire et le Burkina Faso, n'est pas ivoirien mais burkinabé. Konan Bédié a commencé par faire donner les notables du PDCI et la presse aux ordres sur le thème de "l'ivoirité".

Le mot allait faire fortune aussi bien du côté de Bédié et du PDCI, que du côté de Gbagbo et du FPI. C'était le choix d'écarter un rival avec des arguments xénophobes, en les propageant et en les ancrant dans la population alors que plus d'un tiers de ceux qui vivent en Côte d'Ivoire est né en dehors des frontières artificielles établies naguère par la puissance coloniale. En outre, dans ce pays composé d'une soixantaine d'ethnies, nombre de celles-ci vivent à cheval sur deux ou plusieurs pays et ne s'estiment pas immigrées du simple fait de changer de ville ou de village dans leurs zones traditionnelles.

Mais, justement, derrière la xénophobie, pointe de façon endémique l'ethnisme, ouvert ou dissimulé. Les trois principaux rivaux ayant leur base électorale, Bédié du côté des Baoulés ethnie également de feu Houphouët et d'une grande partie des cadres du PDCI , Gbagbo chez les Bétés et Ouattara dans le nord du pays avec une population à majorité musulmane, miser sur l'ethnisme signifie semer ou aggraver des oppositions qui pourraient être extrêmement dangereuses pour l'ensemble de la population.

Ce sont Bédié et sa clique qui ont commencé à modifier la loi électorale pour barrer la route à Alassane Ouattara. Bédié tombé, le FPI et le PDCI ont oublié leur opposition passée pour faire cause commune, en compagnie de quelques autres formations plus petites, dans un "Front patriotique", front rapidement et de façon réaliste surnommé "front TSO", TSO signifiant "tout sauf Ouattara". Et de pondre, sous la protection suprême de la junte, une nouvelle constitution, consacrée par un référendum cet été. La nouvelle constitution prévoit que ne peut être élue à la présidence de la République qu'une personne dont le père et la mère sont tous deux ivoiriens et qui, de surcroît, n'a jamais eu d'autre nationalité qu'ivoirienne. Ces conditions sont toutes deux une pierre dans le jardin d'Alassane Ouattara : en plus de ses origines, il aurait été, un temps, fonctionnaire international au titre du Burkina Faso.

Sur la forme, la condition posée concernant la citoyenneté ivoirienne des deux parents des candidats à la présidence est un non-sens : tous les candidats déclarés ont plus de quarante ans et sont donc nés avant la date de l'indépendance de la Côte d'Ivoire, c'est-à-dire avant qu'existe une "citoyenneté ivoirienne". Par ailleurs, ce qui allait devenir des frontières nationales n'était, à l'époque de l'Afrique occidentale française, que des subdivisions administratives et le personnel politique ou administratif autochtone, dont l'impérialisme français cherchait à susciter l'apparition, pouvait être affecté dans une région différente de celle de ses origines.

De surcroît, aux derniers temps de la domination coloniale, la Côte d'Ivoire et la Haute-Volta (futur Burkina Faso) ont longtemps fait partie, à l'intérieur de l'ancienne Afrique occidentale française, de la même entité administrative.

Mais la raison n'a rien à voir dans cette affaire car il s'agit de luttes pour le pouvoir. Et il n'est pas dit que Gbagbo emporte au paradis des candidats son alliance avec le PDCI dans le but d'écarter Alassane Ouattara : pour le moment, il a surtout déblayé le terrain pour le général Guéi.

La Côte d'Ivoire sous la loi des militaires

Konan Bédié est tombé en décembre dernier sans effusion de sang et quasiment sans résistance. Sa famille, son clan et son gouvernement étaient tellement enfoncés dans la corruption qu'ils sont tombés pour ainsi dire tout seuls. Les caisses de l'Etat étaient vides. Et Bédié, habitué à payer les fonctionnaires de l'Etat ou les enseignants avec retard, voire pas du tout, commit l'ultime maladresse d'en faire autant avec les militaires. C'est précisément pour ne pas avoir touché une prime promise qu'est sorti de ses casernes le régiment qui mit dehors le président.

Les soldats en rébellion ne faisaient cependant qu'exécuter un désir qui montait dans la classe dirigeante elle-même. Les capitalistes locaux , à commencer par les Français, en avaient assez de la corruption et des multiples formes de racket. Non pas celles qui frappaient la population pauvre cela pouvait passer à leurs yeux pour un folklore local tout à fait tolérable mais celles qu'ils commençaient à subir eux-mêmes. Les bakchichs à verser pour les autorisations administratives diverses devenaient décidément trop lourds. Les cercles dirigeants de l'impérialisme français avaient eux-mêmes pris, depuis quelques semaines, leurs distances avec leur ancien protégé. L'armée française présente assura le service minimum, en permettant à Konan Bédié de partir vers des cieux plus cléments, en l'occurrence ceux de la France, qui sait être accueillante pour un certain type de réfugiés politiques !

Dans la junte militaire autour de Robert Guéi, les sympathies politiques comme les appartenances ethniques apparaissaient en équilibre. Deux des principaux compères de Guéi au sein de la junte, les généraux Palenfo et Coulibaly, ne cachaient pas leur sympathie pour Alassane Ouattara. Certains conclurent même, à l'époque, que Guéi n'avait fait que dégager le terrain pour ce dernier.

Guéi n'a pas interdit les partis ni limité leurs activités. Il a eu d'autant moins à le faire qu'ils ont tous fait acte d'allégeance. Le PDCI lui-même, un instant déstabilisé par le départ de Konan Bédié et par l'arrestation de certains de ses hauts dignitaires, ne tarda pas à rejoindre le FPI et le RDR, pour soutenir tous la junte militaire. Cette belle unanimité s'est cependant lézardée lorsque l'envie du général de se faire élire lui-même président est devenue évidente (sans être pour autant déclarée).

Guéi semble avoir espéré, dans un premier temps, obtenir l'investiture et le soutien du PDCI, dont le poids parmi les notables est resté important. Pour augmenter ses chances, il a interdit le retour au pays de Bédié qui continue à se proclamer "chef naturel" du PDCI. Il s'est assuré également les services du secrétaire général de ce parti et son dirigeant de fait, Dan Fologo.

Mais les manoeuvres visant à assurer le soutien du PDCI à l'homme précisément qui était responsable de la mise à l'écart d'un président issu de ses rangs n'ont pas réussi. Les caciques du PDCI ont choisi, dans leur majorité, l'ex-ministre de l'Intérieur, Bombet, pour représenter leur parti dans la course présidentielle. Celui-ci, qui passe pour avoir été une des âmes damnées de Bédié, traîne derrière lui bien des casseroles liées à sa participation à des affaires de détournement de fonds publics. Cela n'a pas empêché Guéi de le blanchir mais ce fut avant que Bombet soit intronisé comme candidat officiel du PDCI. Maintenant que Bombet est devenu un rival, Guéi a fait rouvrir le dossier des affaires, juste à temps pour que la Chambre constitutionnelle puisse, éventuellement, y puiser de quoi déclarer Bombet inéligible.

Ecarter deux de ses trois rivaux les plus dangereux avant l'élection augmente les chances de Guéi. Mais, ce faisant, il risque aussi de dresser contre lui les forces politiques qui étaient derrière Bombet et derrière Ouattara.

Et si Guéi choisissait, comme il le prétend encore, de légaliser par les urnes sa présidence de fait, il devrait surmonter le handicap de ne pas disposer d'un appareil politique. Ceux du RDR et du FPI ne sont pas à la disposition de Guéi et, de toute façon, seul le PDCI dispose d'un appareil politique puissant, présent partout dans le pays. Et pour le moment, seule une partie des notables de cet appareil ont annoncé qu'ils préfèrent Guéi au candidat officiel de leur parti. Basculeront-ils tous derrière Guéi si la candidature de Bombet est refusée ? Le choix ne sera certes pas idéologique, mais résultera de l'estimation que les roitelets locaux du PDCI feront des chances de Guéi de l'emporter.

De la dictature masquée par une parodie d'élection à la dictature ouverte ?

Pour tenter d'accréditer l'idée que sa candidature n'est pas un putsch militaire déguisé, Guéi évoque volontiers le précédent du général de Gaulle. Mais n'est pas sauveur suprême qui veut ! La différence ne tient même pas aux hommes, elle tient aux circonstances qui les portent au pouvoir. Guéi n'est pas vraiment en situation d'arbitre entre les différentes forces qui s'opposent les unes aux autres en Côte d'Ivoire.

Il reste pour Guéi une autre voie : étant incapable d'avoir son propre appareil, faire taire ou ligoter ceux des autres. Depuis qu'il a raté sa tentative de s'imposer au PDCI, il a l'air de s'orienter tout logiquement dans cette voie. C'est ainsi qu'en tant que président provisoire, il a imposé une sorte d'état de siège, interdisant jusqu'à l'ouverture de la campagne "meetings, réunions et marches aux allures de campagne électorale". Mais évidemment, ses propres tournées, en tant que président provisoire, se poursuivent et sont largement rapportées par la télévision officielle, aux ordres comme toujours. Quant aux journaux influencés par ses concurrents, ils subissent des tentatives d'intimidation de plus en plus fréquentes de la part de groupes de militaires. Des journalistes sont convoqués à la présidence provisoire et, si les rappels à l'ordre ne suffisent pas, sont tabassés.

C'est en somme l'évolution vers un régime ouvertement autoritaire, même si elle est destinée à être consacrée par une mascarade électorale. Mais cela nécessite que Guéi dispose du soutien total de l'armée. L'armée elle-même est cependant divisée.

La "tentative d'assassinat" dont Guéi a fait l'objet à son domicile, dans la nuit du 18 au 19 septembre, de la part d'un groupe armé, peut être n'importe quoi, y compris une provocation. Elle a servi en tout cas de prétexte à Guéi pour évincer de la junte les généraux Palenfo et Coulibaly. Signe d'un certain rapport de forces au sein de la junte, sans doute, mais signe aussi que l'armée n'est pas unanime.

Les 4 et 5 juillet derniers, Guéi a dû faire face à une mutinerie, remake de celle des 24 et 25 décembre 1999, mais cette fois-ci dirigée contre lui-même. Elle n'avait pas pour objectif de l'écarter du pouvoir, mais de lui imposer des concessions, en particulier financières, à l'égard des soldats. Guéi a composé avec les mutins, tout en faisant arrêter certains d'entre eux. C'était déjà le signe que Guéi ne contrôlait pas vraiment les troupes.

Que l'armée ne soit pas unanime pour le porter au pouvoir, c'est le problème de Guéi. Mais qu'elle devienne incontrôlable par la hiérarchie, voire qu'elle se décompose ou se fracture sous les rivalités politiques est le problème de toutes les couches privilégiées de la Côte d'Ivoire et, derrière elles, de l'impérialisme français lui-même.

Celui-ci n'a aucune raison de se méfier du général Guéi, sorti de l'école militaire de Saint-Cyr-Coëtquidan et ancien chef d'état-major sous Houphouët. Pas plus en tout cas que des trois autres candidats. Le fait que le général en retraite Jeannou Lacaze, ancien chef d'état-major des armées françaises, vienne en personne à Abidjan pour organiser la sécurité de Robert Guéi est tout de même un signe éloquent.

Mais, un général parvenu au pouvoir par un putsch, même s'il se fait élire, cela a tout de même un parfum de dictature militaire. Oh, l'impérialisme français a protégé bien d'autres dictateurs militaires dans le passé, des plus féroces aux plus extravagants ! Aujourd'hui encore, quelques-uns des présidents "élus" dans les anciennes colonies françaises sont des militaires reconvertis en civils. Pourtant, Paris se tait prudemment et Washington annonce sa désapprobation. C'est que l'élection de Guéi, si elle est obtenue en écartant par un artifice juridique la candidature de Ouattara, dans le climat de tension qui existe dans le pays, risque d'aggraver la déstabilisation. Une délégation de plusieurs chefs d'Etat africains vient de se rendre à Abidjan pour demander à Guéi, si déjà il maintient sa candidature, d'éviter au moins de rejeter celle de ses concurrents... Leur démarche avait manifestement l'aval de Paris. La délégation a dû revenir bredouille.

Guéi espère-t-il forcer la main des protecteurs impérialistes de l'Etat ivoirien, avec pour principal argument qu'aucun président civil ne pourrait se faire obéir de l'armée ? Mais l'ancien Premier ministre a des sympathies dans l'armée. Et, dans le contexte actuel, écarter Ouattara peut passer pour une provocation aux yeux des notables du Nord. Rien ne dit, en conséquence, que l'élection de Guéi, au lieu d'assurer l'unité de l'armée, ne précipiterait pas, au contraire, sa décomposition.

L'attaque contre la maison de Guéi a provoqué une réaction des militaires de son entourage contre le domicile de Ouattara, entouré de plusieurs centaines de fidèles. L'affrontement a été évité de justesse.

Il n'est guère possible de deviner jusqu'où ira le mécanisme qui a déjà porté les rivalités pour le pouvoir au seuil de la confrontation armée. Mais le mécanisme est en marche. Il est susceptible de mener à l'installation d'une dictature militaire ne cherchant plus à cacher son nom ou, au contraire si l'on peut dire , de déboucher sur une guerre civile. Et dans le contexte créé par la démagogie xénophobe et ethniste des dirigeants rivaux, la confrontation armée peut rapidement prendre un caractère ethnique.

On n'en est pas encore là, même si les événements peuvent s'accélérer à l'approche de la date prévue pour l'élection. Mais même si le mécanisme s'arrête en route, sa simple mise en marche aura déjà coûté cher à la population.

Pour la population, déjà une dictature

Le putsch du 24 décembre dernier, comme les soldats qui l'ont perpétré, avait été plutôt bien vu dans les classes populaires. Il semblait mettre fin à un régime abhorré.

Le vide relatif du pouvoir pendant quelques jours avait incité des bandes plus ou moins organisées à se lancer dans le pillage des magasins. Mais une partie de la population des quartiers pauvres s'était engouffrée dans la brèche. L'Eldorado pour riches menaçait de se transformer en cauchemar au moins pour les commerçants, petits et grands.

Dans plusieurs entreprises, les travailleurs eux-mêmes commençaient à bouger. Aux raisons profondes de revendiquer s'ajoutait l'illusion d'être protégés par les soldats rebelles et, derrière eux, par le nouveau pouvoir. Illusion renforcée par le fait qu'il est arrivé à des groupes de soldats de pénétrer dans des entreprises et même de prendre le parti des ouvrières ou ouvriers en grève pour des revendications de prime de transport ou de paiement des heures supplémentaires. Même s'ils demandaient aux ouvriers de se remettre au travail et se posaient comme leurs représentants en allant discuter eux-mêmes avec le patron, l'attitude tranchait avec l'habitude. Guéi ne tarda pas à y mettre bon ordre. Cela fut d'autant plus facile qu'il laissa en même temps la bride sur le cou des soldats pour rançonner la population elle-même. L'agitation dans les entreprises retomba rapidement.

Au fil des semaines, le racket, vieille tradition dans le pays, aussi bien de la part de la police que de celle de l'armée, prit des proportions sans précédent. Comme en prirent les agissements de bandes plus ou moins de mèche avec les militaires qui, sous prétexte de s'en prendre aux voleurs, en exécutèrent quelques-uns de façon sommaire et terrorisèrent les quartiers pauvres. Le racket quotidien ne pèse pas seulement sur le plan moral, il pèse tout court sur les revenus misérables de la majorité de la population.

La campagne électorale, présentée comme l'indice d'une évolution démocratique, commençait à peine à s'ébaucher au mois d'août que le caractère autoritaire du régime se manifestait déjà dans les quartiers populaires. Même si les cercles dirigeants de l'impérialisme français et les dirigeants de l'Organisation de l'unité africaine trouvent une solution à l'imbroglio politique et, pour le moment, ce n'est pas le cas , cela ne mettra pas fin pour autant à la crise.

D'autant moins que la crise politique se déroule sur un fond de crise sociale. Même au temps du prétendu "miracle ivoirien", la grande majorité de la population vivait dans la pauvreté. Mais l'effondrement des prix du cacao et du café a démoli le pouvoir d'achat dans les campagnes. L'afflux accéléré de jeunes villageois vers les villes, vers les faubourgs d'Abidjan en particulier, a pesé sur les salaires déjà faibles et a augmenté le nombre de chômeurs. Pour toute la classe ouvrière comme pour tout le petit peuple des villes, la dévaluation du franc CFA et les hausses de prix qu'elle a entraînées ont été une catastrophe.

La classe ouvrière moderne, celle regroupée dans les entreprises, est certes minoritaire à Abdijan par rapport à la vaste population pauvre, vivant de travaux occasionnels ou de micro-commerce. Mais elle existe. Sortant d'une longue période de dictature, elle n'est pas encore assez consciente de ses intérêts propres ni assez organisée pour pouvoir peser sur l'évolution politique. Cela pourrait venir vite. Et des grèves sporadiques, généralement pas longues mais parfois violentes, témoignent de la combativité des travailleurs.

Mais c'est là où la propagation des idées xénophobes et ethnistes pourrait se révéler un puissant frein. Si la crise sociale, au lieu de déboucher sur la lutte des classes, était dévoyée pour alimenter l'ethnisme, cela serait une catastrophe pour l'ensemble de la population laborieuse. C'est là où les dirigeants politiques, relayés par la presse, ont, par leur démagogie xénophobe et ethniste, posé des bombes à retardement, dont il est difficile de mesurer la puissance explosive.

Sur ce problème, voici un extrait de la publication "Le pouvoir aux travailleurs", publication de nos camarades de l'UATCI, datée de début septembre :

Agressifs ou défensifs, l'ethnisme, la xénophobie au coeur de la campagne des candidats dits "importants"

"Depuis que la campagne pour l'élection présidentielle est lancée, il y a une sorte d'infléchissement dans la démagogie des quatre principaux camps qui s'affrontent : celui du PDCI officiel, celui de Guéi, celui d'Ouattara et celui de Gbagbo. Même les candidats les plus habitués à utiliser la démagogie ethniste ont mis en sourdine leurs déclamations les plus nettes et les plus stupides, pour accentuer les aspects anti-étrangers, xénophobes, de leur démagogie. Ce sont les nécessités de la campagne qui veulent cela : tout en soignant leurs bases ethniques respectives, les candidats savent qu'ils n'ont une chance d'être élus que si leur électorat déborde au moins un peu sur les autres ethnies. "L'ivoirité" en revanche, cette invention aussi bête que néfaste, est le credo de tous les candidats.

Voilà donc Gbagbo par exemple, lui qui a en quelque sorte pris la place de Bédié en matière de propagande ethniste, qui essaie maintenant de faire la cour aux ethnies de ses adversaires. Il publie des communiqués de victoire chaque fois qu'un roi ou un chef de village baoulé veut bien le recevoir, et promet aux nordistes monts et merveilles.

A supposer même que l'infléchissement s'avère durable, la xénophobie ne vaut certainement pas mieux que l'ethnisme. Faut-il rappeler que les Burkinabés, que les politiciens démagogues prennent pour cible, représentent une fraction importante du monde du travail ? Ce sont eux qui ont cultivé les terres des gros planteurs, blancs comme ivoiriens, et qui ont permis de s'enrichir à cette bourgeoisie rurale dont Houphouët était le représentant et le prototype. Rappelons d'ailleurs que la lutte menée au temps colonial par le syndicat des planteurs ivoiriens contre le pouvoir colonial avait pour enjeu le droit d'utiliser c'est-à-dire d'exploiter les ouvriers agricoles burkinabé importés de force de leur région (qui, de surcroît, était rattachée à l'époque à la Côte d'Ivoire). Les travailleurs qui ont creusé naguère le canal de Vridy contre un salaire misérable, et qui ont permis au port d'Abidjan d'exister, étaient en majorité d'origine burkinabé. Comme étaient en grande partie d'origine burkinabé ceux qui se sont fait exploiter dans les premières usines d'Abidjan.

Alors, oui, tous ces travailleurs et leur descendance ont tout autant de droits sur ce pays que tous les autres travailleurs et paysans pauvres. Et infiniment plus que tous ceux qui se sont enrichis en parasitant le travail des précédents, en volant les caisses de l'Etat ; infiniment plus que tous ces politiciens qui ont obséquieusement servi le pouvoir colonial avant que ce dernier leur passe la main pour continuer à piller le pays et exploiter ses classes laborieuses.

Et puis, la démagogie anti-étrangers débouche inévitablement sur l'ethnisme. Les frontières coloniales, dont héritent les frontières actuelles de la Côte d'Ivoire, sont des frontières qui n'obéissent à aucune logique, ne correspondent en rien aux intérêts des peuples qu'elles morcellent entre Etats. Même si on a vécu depuis des générations dans des régions qui appartiennent à la Côte d'Ivoire actuelle, il suffit d'être d'une de ces ethnies à cheval sur plusieurs frontières pour que des démagogues ou des imbéciles vous soupçonnent de ne pas être ivoiriens. (...)

Mais là où l'affaire n'est plus ridicule mais grave et, à terme, peut être tragique, c'est que la démagogie anti-étrangers de tous ces politiciens, l'ethnisme ouvert de leurs seconds couteaux et des journalistes à leur botte, créent un climat délétère et des tensions entre communautés qui ont toutes les raisons de vivre ensemble. Les travailleurs n'ont sans doute pas la force aujourd'hui de rappeler à l'ordre tous ces gens, ni même la conscience qu'ils pourraient le faire et qu'ils pourraient leur interdire de semer des haines qui pourraient déboucher sur des situations comme au Libéria ou au Sierra Léone. Mais il faut au moins préserver les usines, les chantiers, les quartiers populaires de ce poison. Tous les exploités, tous les travailleurs forment une seule et même communauté, quelles que soient leur origine ethnique et la région de leur naissance. C'est ensemble qu'ils peuvent avoir la force de se défendre de ceux qui les exploitent et les oppriment. Tous ceux qui cherchent à les diviser, à les opposer les uns aux autres, sont leurs ennemis mortels."