L'article que nous publions ci-dessous, daté du 3 janvier 2009, a été traduit de la revue Class Struggle (numéro 82, janvier 2009) publiée en Grande-Bretagne par nos camarades de Workers' Fight.
Un nouvel épisode de tensions a éclaté entre l'Inde et le Pakistan dans les dernières semaines de 2008, menaçant de déstabiliser encore plus une région déjà dévastée par sept ans de guerre et d'occupation impérialiste en Afghanistan. Cette fois-ci, le prétexte en a été l'attaque terroriste qui a secoué Mumbai (Bombay), centre indien des affaires et de la finance, les 26, 27 et 28 novembre 2008, qui aurait fait 192 morts et 239 blessés, selon une évaluation du magazine indien Frontline.
Comme toutes les opérations du même type dans le passé, celle-ci a été menée par des individus pour qui les masses ne sont que de la chair à canon au service de leurs objectifs politiques. Pour nous, communistes révolutionnaires qui nous plaçons sur le terrain des intérêts de la classe ouvrière et des classes pauvres, un tel acte ne peut bien sûr qu'être condamné, quelle que soit la cause dont se réclament ses auteurs.
Cette opération terroriste commença au soir du 26 novembre. Il s'ensuivit une fusillade de rues entre les forces gouvernementales et ce que la police décrivit comme un petit groupe d'hommes lourdement armés, qui fit rage dans le riche quartier de Mumbai Sud. Il ne fallut pas moins de soixante heures de combats et l'intervention de renforts massifs pour que la police, l'armée et les forces spéciales finissent par reprendre le contrôle de la situation.
Les comptes rendus des médias furent essentiellement consacrés à cinq des cibles choisies par le commando terroriste, toutes parmi les hôtels et restaurants de luxe les plus prestigieux de Mumbai, dont le célèbre Taj Mahal Palace, l'un des bijoux de l'empire milliardaire de la famille Tata. Ils mentionnèrent aussi, en passant, un affrontement plus bref qui se produisit à Nariman House, où se trouve le quartier général local d'un groupe juif ultra-orthodoxe.
Officiellement, les terroristes n'émirent ni déclaration ni revendication, hormis un message électronique plutôt suspect qui, aux dires des autorités, revendiquait l'opération au nom d'un groupe inconnu jusque-là, les « Moudjahidins du Deccan ». Les hommes armés prirent quelques otages parmi les clients des hôtels, apparemment dans le but de tenir assez longtemps pour attirer le plus de couverture médiatique possible. Des centaines de coups de feu furent tirés et des incendies éclatèrent dans certains secteurs des cinq palaces visés. Mais la cause de ces incendies - allumés délibérément par les assaillants ou accidentellement par les coups de feu - demeure obscure. Tout comme il est impossible de savoir quelle est la proportion des victimes tombées sous les balles des terroristes ou sous celles des forces gouvernementales.
Par une ironie sordide, alors que les médias et les politiciens tempêtaient contre ce qu'ils appelaient une « tache indélébile sur l'image internationale de Bombay », fustigeant le laxisme sécuritaire qui avait permis aux terroristes de « prendre des étrangers pour cibles à volonté », le bilan des victimes révéla une histoire bien différente, puisque 88 % des morts et 90 % des blessés auront été des ressortissants indiens !
Plus écœurant encore fut le flot de larmes déversé par les chaînes de télévision sur les dommages causés au mobilier et aux équipements de ces palaces. Surtout quand on pense que seule une infime minorité des habitants de Mumbai pourra jamais se permettre de s'y payer ne serait-ce qu'un verre, sans parler d'un repas ou d'une chambre - et encore, à condition qu'on ne leur en interdise pas l'accès sous prétexte qu'ils ne présentent pas assez bien ! Cette complaisance des médias est d'autant plus choquante que, dans le même temps, ils ne parlèrent guère des nombreuses victimes fauchées par les tirs dans le hall noir de monde de la gare de Chhatrapati Shivaji Terminus et aux abords de l'hôpital public de Cama. Pourtant, plus de 40 % des victimes civiles trouvèrent la mort dans ces lieux, et une proportion encore plus importante des blessés y furent touchés. Mais manifestement, le sort des banlieusards et des malades parut infiniment moins important aux médias que les désagréments causés par ces événements aux clients fortunés des palaces !
De fait, les cibles visées par le commando terroriste en disent long sur leurs objectifs politiques. Viser des hôtels de luxe parce qu'ils symbolisent les relations étroites entre la bourgeoisie indienne et ses partenaires impérialistes est, dans le meilleur des cas, complètement vain, car ce ne sont pas les balles d'une poignée de terroristes, aussi meurtrières soient-elles, qui risquent de faire dérailler des relations basées sur des enjeux financiers aussi considérables. De tels actes ne peuvent tout au plus que donner aux représentants politiques de la bourgeoisie indienne un prétexte supplémentaire pour renforcer l'appareil répressif déjà démesuré de leur État - et ce, aux dépens de l'ensemble de la population du pays. D'ailleurs, en tirant aveuglément sur des pauvres, à la gare comme à l'hôpital, le commando démontra toute l'étendue de son mépris pour cette population.
Des « preuves » pour le moins suspectes
La réaction officielle à ces attentats fut similaire à celles qui avaient suivi chacun des nombreux attentats que l'Inde a connus au cours des dernières décennies, tant sous les gouvernements dirigés par le parti du Congrès (comme c'est le cas aujourd'hui), que sous ceux dirigés par le BJP, le parti de la droite communautariste hindoue, qui fut au pouvoir entre 1998 et 2004. La classe politique indienne et ses médias accusèrent sur-le-champ des groupes islamistes pakistanais, tout en désignant l'ISI (Inter-Services Intelligence, les services secrets pakistanais) comme le cerveau le plus vraisemblable de l'opération.
Pour l'occasion, la police de Mumbai présenta opportunément comme « preuve » de ces accusations, la « confession » qu'elle avait arrachée au seul survivant du commando terroriste. Mais cette preuve révéla vite de nombreuses faiblesses. Par exemple, après que la police eut révélé obligeamment le nom du village d'origine de ce survivant présenté comme un ressortissant pakistanais, plusieurs journaux, dont le Guardian britannique, rapportèrent comment ils n'avaient trouvé aucune trace de cet individu ni de sa famille dans le village en question !
Plus suspecte encore fut la version officielle de l'attaque, selon laquelle le commando terroriste aurait rejoint le littoral de Mumbai sur deux petits canots gonflables, après avoir détourné un chalutier de pêche pour les transporter avec leurs armes depuis le Pakistan. Toujours selon cette version, le commando comprenait dix membres, chiffre qui correspondait bien au nombre de terroristes abattus et à la taille des canots montrés par la police. Mais cette version appelait bien des questions. Par exemple, on pouvait raisonnablement se demander comment dix hommes, même très bien équipés et entraînés, avaient pu tenir en respect des milliers de soldats professionnels, sans parler de la police, pendant soixante heures, tout en défendant en permanence de trois à six sites différents à chaque instant ? À telle enseigne que, pressé par les questions insistantes de journalistes quelque peu sceptiques, un porte-parole de la police finit par admettre que le commando devait avoir été composé d'au moins 25 membres. Mais cette admission fut vite oubliée, sans doute parce qu'elle risquait de torpiller l'histoire savamment élaborée d'un commando ayant fait la traversée par la mer du Pakistan à Mumbai, avec tout son armement. C'était une chose de dire qu'un groupe d'une dizaine d'hommes avait réussi à débarquer sur le port avec son armement lourd sans se faire remarquer, c'en était une autre de faire avaler qu'une petite troupe avait pu en faire autant, surtout sur deux malheureux dinghies !
L'histoire du commando de dix hommes resta donc la version officielle. Pour faire bonne mesure, RAW (« Research and Analysis Wing », l'équivalent indien de l'ISI) produisit des informations supposées issues de ses activités de renseignement, selon lesquelles un certain nombre d'individus liés au Lashkar-e-Taiba (LeT, « l'armée des purs », groupe islamiste pakistanais interdit), à l'ISI pakistanais, ou aux deux, avaient participé à la préparation de l'attentat de Mumbai. Bien sûr, comme toutes les informations de ce genre, celles-ci reposaient essentiellement sur la façon dont RAW avait interprété des messages ou des échanges téléphoniques apparemment sans importance, en lisant entre les lignes. D'un autre côté, les nouvelles « preuves » de RAW revenaient à admettre que ses services avaient été informés de cette attaque par avance, ce qui soulevait de nouvelles questions embarrassantes - en particulier celle de savoir pourquoi, si RAW savait par avance ce qui se préparait, ses responsables n'avaient absolument rien fait pour empêcher le bain de sang...
Toutes ces preuves paraissaient tellement dépourvues de substance qu'elles amenèrent certains journalistes à soulever encore d'autres questions, toutes plus malvenues et embarrassantes les unes que les autres. Il est vrai qu'elles furent vite étouffées, dans la mesure où bien peu de patrons de presse étaient prêts à prendre le risque d'aller à contre-courant de la campagne antipakistanaise officielle.
Cela dit, même sans toutes ces incohérences, il y avait déjà de bonnes raisons de considérer toutes les prétendues preuves avancées comme suspectes.
La première raison, qui aurait suffi à elle seule, est que l'Inde a ses propres groupes islamistes domestiques (comme par exemple le SIMI ou Mouvement Islamiste des Étudiants d'Inde) dont on sait qu'ils ont eu bien des fois recours au terrorisme, bien que les autorités indiennes aient rarement reconnu ce fait de façon officielle. Après tout, il ne faut pas oublier que la population indienne compte presqu'autant de musulmans dans ses rangs que celle du Pakistan, et plus que celle du Bangladesh. On voit mal pourquoi le déferlement régional de la vague islamiste se serait arrêté à la frontière indienne, surtout si l'on tient compte de la discrimination profondément ancrée dans la société indienne, voire en augmentation dans certaines régions, que subissent de larges couches de la minorité musulmane.
Mais il y a une raison encore plus sérieuse de traiter ces prétendues preuves avec suspicion : des révélations récentes prouvant que lors de précédents attentats, de fausses preuves avaient été fabriquées pour pouvoir accuser des terroristes étrangers. C'est ainsi, par exemple, qu'en septembre 2006, trois bombes explosèrent près d'un cimetière musulman, à Malegaon, ville de taille moyenne située à environ 300 kilomètres au nord-est de Mumbai, faisant 37 morts et 125 blessés. Les autorités attribuèrent immédiatement l'attentat à des organisations islamistes étrangères, dont le LeT, le même groupe pakistanais qui est accusé cette fois-ci. Un « dossier de preuves » fut même constitué par la police de Mumbai, pour appuyer ces accusations.
Pourtant, moins d'un mois avant l'explosion de Malegaon, une autre explosion, accidentelle celle-là, avait eu lieu à Nanded, dans le même État de Maharashtra (dont la capitale est Mumbai), alors que des « experts » terroristes étaient en train de préparer leurs charges explosives. Seulement, ces « experts » n'était pas des islamistes, mais des membres de Bajrang Dal, l'organisation de jeunesse de l'organisation suprématiste hindoue VHP (Conseil Mondial Hindou). Si ces « experts » avaient été musulmans, ils auraient certainement passé de longues années en prison. Mais les choses étant ce qu'elles sont, ils ne furent même pas inculpés et les leçons de l'incident de Nanded furent occultées. Il se passa encore près de deux ans avant qu'une unité nouvellement formée, le groupe anti-terroriste du Maharashtra (Anti-Terrorism Squad, ATS), finisse par s'apercevoir que le matériel utilisé dans les explosions de Malegaon était identique à celui retrouvé dans « l'atelier » de Nanded, ce qui conduisit le responsable de l'ATS, Hemant Karkare, à orienter l'enquête en direction des groupes communautaristes hindouistes.
Finalement, en octobre 2008, trois individus appartenant à une scission du VHP, dont un prêtre hindou et un lieutenant colonel en exercice dans l'armée indienne, furent arrêtés et inculpés pour les attentats de Malegaon. Ces arrestations firent un énorme scandale parmi les politiciens indiens, et pas seulement parmi les suprématistes hindous. LK Advani, chef du BJP, le plus grand parti d'opposition actuel, s'indigna devant la presse, déclarant : « Des Hindous ne peuvent pas être des terroristes ». Tout ce brouhaha n'empêcha pas pourtant une nouvelle annonce, le 25 novembre dernier, selon laquelle l'ATS orientait son enquête vers le chef suprême du VHP en personne, toujours à propos des attentats de Malegaon, mais également d'autres.
Mais, le lendemain de cette annonce, Hemant Karkare et deux autres hauts responsables de l'ATS furent abattus pendant l'attaque terroriste sur Bombay. Il est impossible de dire, dans l'état actuel des choses, s'il ne s'agit que d'une coïncidence. Mais le simple fait que de nombreux commentateurs aient fait remarquer qu'un haut responsable comme Karkare n'aurait pas normalement dû être appelé en première ligne, suggérant par là même que les circonstances de sa mort pouvaient être liées à son enquête sur l'attentat de Malegaon, en dit probablement long sur le climat de défiance qui règne aujourd'hui vis-à-vis de la police et de la justice indiennes.
L'impérialisme pris à contre-pied
Fabriquées ou non, les « preuves » officielles fournies par la police à propos de l'attaque contre Mumbai ont suffi au gouvernement dirigé par le Parti du Congrès pour adresser au Pakistan un ultimatum, exigeant le démantèlement immédiat de l'ISI et l'extradition vers l'Inde d'une liste de « terroristes » prétendument impliqués dans l'organisation de cet attentat.
Le ton monta des deux côtés de la frontière. En Inde, se multiplièrent les appels à des frappes aériennes immédiates sur des « cibles islamistes » au Pakistan, les promoteurs de cette politique arguant qu'après tout, si Washington pouvait utiliser de telles méthodes contre les « talibans » dans la Province de la Frontière du Nord-Ouest du Pakistan, le long de la frontière afghane, pourquoi l'Inde ne pourrait-elle pas en faire autant ?
Du côté des pays impérialistes, comme on pouvait s'y attendre, Washington et Londres soutinrent, voire encouragèrent avec enthousiasme les accusations de Delhi et ses exigences à l'encontre du Pakistan. Pour les leaders impérialistes, l'occasion était en effet trop belle de donner un second souffle à une « guerre contre le terrorisme » pour le moins fatiguée ! Par ailleurs, dans une période où l'état-major américain essaie de faire pression sur Islamabad pour qu'elle prenne des mesures contre les islamistes sur son territoire, afin de priver la résistance afghane de soutien logistique au Pakistan, il est probable que les autorités américaines considérèrent l'attentat de Mumbai comme une bénédiction.
Quant au gouvernement pakistanais, il semble avoir été pris au dépourvu. Au début, le gouvernement du PPP (Parti du Peuple pakistanais) récemment élu s'efforça d'adopter une attitude conciliante, allant jusqu'à promettre d'envoyer le directeur général de l'ISI à Delhi pour essayer de résoudre la crise et prouver sa bonne foi. Mais c'était sous-estimer l'hypersensibilité de l'establishment militaire pakistanais, qui poussa très vite les hauts cris contre ce qu'il considérait comme une attitude peu digne, tandis que les rues du pays commençaient à se remplir de manifestants protestant contre « les diktats de l'Inde ». Confronté à la pression de son armée, aux manifestations orchestrées par la droite religieuse et au ton de plus en plus belliqueux de Delhi, le PPP changea rapidement d'attitude, et rendit au gouvernement indien la monnaie de sa pièce en menaçant Delhi de déplacer le demi-million de soldats stationnés à la frontière afghane vers la frontière indienne.
Pour une fois, les puissances impérialistes furent prises à contre-pied dans leur habitude arrogante de distribuer les mauvais points. À un moment où la guerre en Afghanistan prenait un tour de plus en plus dangereux pour les forces d'occupation et risquait de se transformer en désastre militaire, les menaces du Pakistan déclenchèrent la sonnette d'alarme dans les hautes sphères militaires occidentales. Du coup, le gouvernement américain changea de cap en toute hâte. Dans la deuxième semaine de décembre, les États-Unis se lancèrent dans une offensive diplomatique afin de contrôler de plus près l'évolution des rapports entre Delhi et Islamabad. Condoleezza Rice, la secrétaire d'État américaine d'alors rendit une visite improvisée aux deux capitales, accompagnée de l'amiral Mullen, président de l'état-major inter-armées américain. La future administration Obama, alors en attente de l'intronisation de ce dernier, joignit ses forces à cet effort via la personne de John Kerry, l'ancien candidat démocrate à la présidence, en sa qualité de nouveau président du comité sénatorial des affaires étrangères. Il fut dûment rappelé aux deux gouvernements qu'ils étaient engagés dans un « processus de paix » sur la question du Cachemire, entre autres, et qu'il n'était pas question de faire échouer ce processus, quel qu'en soit le prétexte. Entre-temps, des équipes du FBI dépêchées sur place pour enquêter, rapportèrent prudemment que certaines des « preuves » produites par RAW pour appuyer les accusations de Delhi contre le Pakistan, étaient au mieux « peu convaincantes ».
Aujourd'hui, les puissances impérialistes n'ont pas abandonné leur soutien à la version de Delhi de l'attaque contre Mumbai qui s'intègre si bien dans leur discours sur la guerre contre le terrorisme. Mais, tout en continuant à pointer du doigt vers Islamabad, elles indiquent qu'avant d'envisager de donner leur soutien aux revendications de Delhi envers le Pakistan, il leur faudra mener à bien une enquête officielle approfondie - ce qui prendra plus probablement des années que des mois. De la sorte, l'impérialisme pourra continuer à compter sur les troupes pakistanaises pour garder la frontière afghane - ce qui était précisément le but de ce jeu diplomatique.
Finalement, sous la pression de l'impérialisme, les bruits de bottes entre l'Inde et le Pakistan semblent être passés quelque peu au second plan, en tout cas pour le moment. Mais nul ne peut savoir pour combien de temps.
Surenchère démagogique
De fait, plus d'un mois après l'attentat de Mumbai, les médias indiens étaient toujours pleins d'un chauvinisme anti-pakistanais. Ce genre de rhétorique n'avait d'ailleurs pas disparu des discours des responsables gouvernementaux. De la présidente du Parti du Congrès, Sonia Gandhi, au ministre des Affaires étrangères, Pranab Mukerjee, les poids lourds du régime continuaient à menacer le Pakistan d'une « réponse appropriée » s'il n'acceptait pas d'extrader les « terroristes » figurant sur la liste qui lui avait été donnée.
Il faut noter que les politiciens indiens s'étaient montrés bien plus mesurés après les attentats du 11 juillet 2006, au cours desquels des bombes avaient explosé à l'heure de pointe du soir dans sept trains de banlieue bondés de Mumbai. Pourtant, avec les 209 morts et 714 blessés qu'ils avaient laissés, ces attentats avaient été plus meurtriers que l'attaque de novembre dernier. À l'époque, les mêmes accusations avaient été proférées contre le Pakistan, sans l'ombre d'une preuve non plus. Mais tout cela était resté du domaine de la rhétorique, sans jamais s'accompagner de menaces de représailles militaires telles que celles qui continuent à imprégner la démagogie des politiciens aujourd'hui. Au point, d'ailleurs, que les attentats de Bombay d'alors n'avaient même pas ralenti le processus de négociations en cours entre les deux pays. Mais il est vrai que le contexte de 2006 était très différent de celui d'aujourd'hui.
2006 est en effet l'année où fut signé un accord controversé de coopération nucléaire entre Delhi et Washington. À l'époque des explosions de Mumbai, en juillet, cet accord était vieux de trois mois, mais ce n'était encore qu'un accord de principe. Sa mise en œuvre dépendait encore de l'adoption par le Congrès américain d'une loi autorisant les entreprises américaines à vendre des réacteurs et combustibles nucléaires à l'Inde. En juillet 2006, le projet de loi en était encore à être examiné par les comités du Congrès américain (la loi elle-même ne fut votée qu'en décembre 2006). Dans ce contexte, la dernière chose que le gouvernement indien souhaitait était de prendre le risque de mettre ce processus en danger en s'exposant à de possibles sanctions américaines. Il était rendu d'autant plus prudent par le fait que, sur le plan militaire, le Pakistan était encore l'allié favori des États-Unis dans la région, sans rien du contentieux qui s'est développé depuis entre les deux pays. Par comparaison, aujourd'hui le Pakistan peut paraître mal noté à Washington, tandis que l'Inde peut penser être moins immédiatement exposée à des sanctions économiques américaines.
Du point de vue de la bourgeoisie indienne, il y a également une différence majeure entre les attentats de Mumbai de 2006 et les événements de novembre dernier. Les attentats de 2006 visaient des pauvres anonymes. Pour la bourgeoisie, c'était peut-être un événement malvenu, mais qui n'impliquait aucun défi, ni réel ni même symbolique, à sa domination. En revanche, l'attaque de 2008 s'en est prise ostensiblement à l'univers des couches les plus fortunées de la bourgeoisie. Même si cette attaque ne pouvait constituer une menace à sa domination, elle pouvait être vue par les masses pauvres comme un défi à son arrogante richesse. Pour cette raison, il fallait que ses instigateurs soient châtiés d'une façon exemplaire. C'était à cette exigence que répondait en partie la démagogie belliqueuse des politiciens.
Enfin, l'attaque de novembre 2008 s'est déroulée dans une atmosphère politique lourdement chargée, dans la mesure où c'est en mai 2009 que le Lok Sabha, le Parlement fédéral indien, doit être réélu. Pour les deux principaux partis briguant le pouvoir, le Parti du Congrès et le BJP, les enjeux sont considérables. La coalition de l'Alliance Progressiste Unie, que dirige le Congrès, a perdu la majorité absolue qu'elle détenait au Parlement depuis les élections de 2004, à la suite de la défection des deux partis communistes (en signe de protestation contre l'accord nucléaire indo-américain) et d'un parti régional, le BSP (Parti de la majorité sociale, basé dans l'État d'Uttar Pradesh). Si on ajoute à cela le discrédit du Congrès alimenté par la corruption chronique de son administration et le coût exorbitant pour la majorité de la population de sa politique pro-patronale, le parti au pouvoir n'est pas dans la meilleure position pour remporter les élections à venir.
C'est pourquoi il n'est guère surprenant que le BJP et l'extrême droite suprématiste hindoue aient sauté sur l'occasion offerte par l'attentat de Mumbai pour préparer leur campagne électorale en poussant la question du terrorisme islamiste sur le devant de la scène politique, en même temps que celle du Pakistan, et en dénonçant la faiblesse et les échecs du régime actuel sur ces questions. Et bien sûr, le fait que le Congrès ait préparé le terrain à cette surenchère démagogique en lançant sa campagne xénophobe contre le Pakistan, ne peut que renforcer la droite hindoue dans sa politique réactionnaire.
Les dangers à venir
Dans le monde politique indien, ce genre de surenchère électorale implique des conséquences potentielles très différentes de celles auxquelles on peut s'attendre en général en pareil cas dans les pays riches, où les assauts de démagogie chauvine, anti-européenne ou autres dans un registre similaire, ont rarement de conséquences directes pour la vie de la majorité de la population.
Tel n'est pas le cas dans le contexte politique indien. Les commentateurs occidentaux peuvent bien célébrer l'Inde - avec une bonne dose d'hypocrisie - comme un modèle de « démocratie », mais cette prétendue « démocratie » est imprégnée d'une extrême violence. Et comment pourrait-il en être autrement ? La politique n'est qu'un aspect de la vie sociale. Et en Inde, celle-ci est caractérisée par la brutale exploitation vécue par l'immense majorité de la population. C'est une « démocratie » dans laquelle plus des trois quarts de la population vivent avec moins de quarante cents par jour, et parmi eux, 230 millions de personnes (soit 22 % de la population) doivent se contenter de moins de la moitié de cette somme ! À l'autre bout de la société, quatre des dix personnes les plus riches du monde sont des Indiens, et le pays compte 35 ressortissants milliardaires en dollars. Des inégalités aussi poussées ne peuvent exister que sur la base de relations sociales d'une brutalité extrême. Et le fonctionnement de la « démocratie » indienne reflète, de façon dramatique, la brutalité de ces relations sociales.
En décembre, le BJP donna un avant-goût de la campagne électorale qu'il entend mener, en se payant des panneaux publicitaires pleines pages dans différents journaux, avec des slogans du type : « La terreur brutale frappe où et quand elle veut. Le gouvernement est faible, réticent à agir et incapable. Combattez la terreur, votez BJP ! » Mais ce type de discours n'est encore que la face « respectable » de la droite suprématiste hindoue. Son autre face est nettement moins respectable. C'est par exemple celle du parti régionaliste du Maharashtra, Shiv Sena, qui se sert de l'attentat de Mumbai pour attiser les sentiments islamophobes, en faisant campagne pour l'interdiction de toute publication originaire du Pakistan. La police, elle, fait comme si de rien n'était, lorsqu'elle ne conseille pas aux boutiquiers de retirer les publications visées de leur éventaire « pour ne pas irriter le public » ! Il faut rappeler que c'est ce même Shiv Sena qui, au début des années quatre-vingt-dix, fut l'instigateur d'une vague de pogromes sanglants qui firent des milliers de victimes. Beaucoup furent tués parce qu'ils étaient musulmans, d'autres parce qu'ils étaient « étrangers », c'est-à-dire Indiens venus à Mumbai de zones encore plus déshéritées du pays dans l'espoir de vivre un peu mieux.
Pour faire le « sale boulot », le BJP peut se cacher derrière une galaxie d'organisations satellites, dont Shiv Sena n'est qu'un exemple. Le plus important auxiliaire du BJP est le RSS, milice paramilitaire déguisée en association culturelle, dont les sept millions de « volontaires » s'entraînent régulièrement et ont souvent été utilisés, entre autres, pour attaquer des travailleurs en grève.
Aujourd'hui, l'étoile montante du BJP, qui devrait être son candidat pour le poste de Premier ministre si le BJP arrive en tête des élections, est Narendra Modi, actuel Premier ministre de l'État du Gujarat, à l'ouest du pays. La conception très particulière qu'a cet individu du processus « démocratique », illustrée par son passé, est tout à fait représentative des méthodes de la droite suprématiste hindoue et constitue un avertissement quant aux dangers que peut impliquer la surenchère anti-pakistanaise et anti-musulmane actuelle, si elle se poursuit. Les événements dont Modi fut le principal protagoniste en 2002 peuvent donner une idée de ces dangers.
Cette année-là, Modi avait à faire face à une réélection qui s'annonçait difficile. Le BJP avait été au pouvoir à Delhi depuis quatre ans et avait déjà réussi à décevoir une bonne partie de son électorat. Dans tous les États où il avait effectué une percée, ses candidats avaient enregistré des pertes importantes lors des élections suivantes. Modi savait qu'il n'y avait aucune raison pour que le Gujarat, l'État dont il était Premier ministre, fasse exception.
Le 27 février 2002, un incendie se déclara par accident dans un train bondé transportant des pèlerins hindous du Gujarat, faisant 59 morts. Le jour même, le gouverneur Modi déclara que cette tragédie était le résultat d'une conspiration musulmane et, au nom de toute la droite hindoue (ce que l'on appelle collectivement le Sangh), il appela à une grève générale pour le lendemain.
Durant les trois jours suivants, le Sangh organisa des pogromes systématiques contre la population musulmane de l'État. Non seulement la police reçut l'ordre de Modi et de ses sbires de ne pas faire obstacle aux pogromistes, mais nombre de policiers participèrent eux-mêmes aux pogromes. Un rapport publié en 2005 par une ONG américaine décrit ce qui arriva alors : « Des témoins ont décrit comment les émeutiers du Sangh étaient armés de bonbonnes de gaz, de tridents [le symbole guerrier des suprématistes hindous], de couteaux et de bâtons. Des groupes étaient convoyés par camions des zones rurales vers les villages et villes avoisinants pour participer aux violences. Ils arboraient l'uniforme du Sangh (écharpes safran et shorts khaki). Les chefs utilisaient des téléphones portables pour coordonner les mouvements de milliers d'hommes armés dans des zones d'habitation très denses. Une grande partie des émeutiers s'attaquèrent aux quartiers musulmans, aux maisons, aux boutiques et aux ateliers, poignardant et brûlant les personnes et les choses. Les femmes et les filles furent battues, jetées dans des puits, violées individuellement et collectivement, mutilées sexuellement et brûlées vives. Des émeutiers coupèrent les seins de femmes, leur ouvrirent le vagin ou le ventre au couteau, provoquant l'avortement de celles qui étaient enceintes et arborant ensuite les foetus qu'ils avaient ainsi arrachés de leur ventre au bout de leurs tridents. Personne ne fut épargné, ni les vieillards, ni les enfants, ni même ceux qui n'étaient pas encore nés ».
Ces trois jours de violence sanguinaire firent plus de 2 000 morts, essentiellement parmi la population musulmane, mais pas seulement : toute personne qui s'opposait aux pogroms fut systématiquement assassinée. Suite aux massacres et aux destructions de ces trois journées, 150 000 personnes furent contraintes de chercher refuge dans la sécurité relative de camps mis en place par des ONG dans les États voisins.
Les enquêtes menées par la suite par des organismes de défense des Droits de l'homme subventionnés par l'État montrèrent que, loin d'avoir été spontanés comme on l'avait prétendu, ces pogromes avaient été planifiés avec soin, longtemps à l'avance. Des listes des noms et adresses des familles qui devaient être visées avaient été remises sur place aux pogromistes, avec des stocks de bouteilles de gaz liquide pour incendier les maisons des victimes.
Malgré de nombreuses enquêtes policières, il n'y eut aucune arrestation parmi les pogromistes, et encore moins parmi les membres de l'administration de Modi, bien que nombre d'entre eux aient été vus à la tête des groupes de pogromistes aux quatre coins de l'État.
En réalité, ce gigantesque pogrome anti-musulman était partie intégrante de la campagne de Modi pour se faire réélire. Après ces événements, plus personne n'osa s'opposer sérieusement à lui ni à ses candidats, de peur de représailles de la part des volontaires du Sangh.
Finalement, Modi fut réélu en décembre 2002 avec une marge confortable. Depuis, le Gujarat n'a jamais cessé d'être le théâtre de violences islamophobes orchestrées par le Sangh. En recourant aux mêmes méthodes terroristes, Modi réussit à se faire réélire à nouveau lors des élections de 2007. Il ne fut jamais visé par la moindre enquête pour son rôle dans les pogromes de 2002 ou dans les violences communautaires incessantes qui suivirent dans le Gujarat. Pire, depuis l'attaque de Mumbai en novembre dernier, Modi s'est autoproclamé « tsar de l'antiterrorisme », promettant de l'argent aux familles des policiers blessés ou tués lors de l'attaque, tout en prenant la tête de la campagne en faveur de frappes aériennes sur le Pakistan.
La propagande antiterroriste et antipakistanaise du Parti du Congrès peut paraître inoffensive parce que surtout rhétorique (pour l'instant tout au moins). Mais cette rhétorique peut servir de tremplin à Modi et ses semblables, qui attendent leur heure pour agir.
L'empreinte empoisonnée de l'impérialisme
L'existence de l'extrême droite hindouiste n'est pas une nouveauté en Inde. Mais l'ascension météorique qui lui a permis de devenir une force politique importante ne date que des années quatre-vingt-dix. Néanmoins cette ascension n'a pas été le fait du hasard.
Comme le communautarisme en général, et le mur de sang qui sépare la minorité musulmane du reste de la population, les origines de la droite suprématiste hindoue remontent à la partition de l'Inde orchestrée par les autorités coloniales britanniques, en 1947, avec le lot de pogromes et d'émeutes sanglantes qu'elle entraîna à l'époque. Depuis, c'est la « ligne Radcliffe » qui a défini la frontière entre l'Inde et le Pakistan - une frontière aberrante qui fut tracée sans tenir aucun compte des besoins ni des intérêts des populations qui se trouvèrent coupées en deux. C'est d'ailleurs ce tracé qui alimenta tous les conflits territoriaux entre les deux pays et entraîna trois guerres depuis 1947.
Toutefois, jusqu'aux années quatre-vingt, les suprématistes hindous n'avaient pas réussi à se créer des racines solides, pas plus d'ailleurs que les courants islamistes n'y réussirent au Pakistan. Depuis la fin des années quatre-vingt, les deux courants se sont développés parallèlement et en réaction l'un contre l'autre. Mais c'est surtout l'aide massive apportée par l'impérialisme américain aux groupes armés islamistes lors de l'occupation de l'Afghanistan par l'armée russe, qui a donné l'impulsion décisive à cet essor parallèle. Au Pakistan, les partis religieux islamiques se développèrent à l'ombre de l'armée à laquelle ils servirent souvent d'auxiliaires. En Inde, où l'appareil d'État avait une longue tradition de complaisance nationaliste vis-à-vis de l'hindouisme, ce fut la droite suprématiste hindoue qui s'épanouit grâce à sa complaisance, tandis que les groupes intégristes islamistes indiens, bien que d'une taille significative, restaient comparativement marginaux sur la scène politique.
Aujourd'hui, l'effet combiné de la « guerre contre le terrorisme » de l'impérialisme et de son occupation de l'Afghanistan pourrait bien donner au BJP et à ses satellites une nouvelle jeunesse, dont le prix serait exorbitant pour la population indienne et, par la même occasion, pour celles du Pakistan et du Bangladesh.