Cela faisait longtemps déjà que la date des élections parlementaires n'était plus qu'un secret de polichinelle. Mais, conformément au style très "présidentiel" qu'il a adopté depuis son arrivée au pouvoir, Tony Blair aura tenu à attendre la toute dernière minute prévue par la loi pour annoncer officiellement, le 5 avril, que les élections auraient lieu le 5 mai -non sans avoir d'ailleurs différé cette annonce de 24 heures sous prétexte de... rendre hommage au pape décédé!
Il s'agit d'une élection anticipée. Légalement, Blair aurait pu attendre encore un an avant de soumettre sa majorité à un vote. Mais sans doute a-t-il jugé plus prudent de prendre les devants, de peur que la très lente remontée du parti conservateur dans les sondages finisse par le ramener au niveau d'un parti travailliste dont la cote, elle, continue à baisser, et de façon bien plus rapide.
En fait, c'est depuis le début de l'année que les trois grands partis -travailliste, conservateur et libéral-démocrate- se sont mis en campagne, et ce qui frappe le plus c'est à quel point leurs politiques sont indiscernables et sans aucun rapport avec les problèmes auxquels l'électorat populaire doit faire face. On ne peut guère s'étonner que les derniers sondages d'opinion indiquent que l'abstention pourrait augmenter de nouveau jusqu'à atteindre 45% des inscrits.
Pour l'instant, rien n'indique que la surenchère démagogique dans laquelle se sont lancés les travaillistes et leurs rivaux conservateurs afin de regagner les faveurs de l'électorat ait réussi à enrayer la tendance abstentionniste.
De la difficulté à doubler les travaillistes sur leur droite
Les principaux thèmes développés par les conservateurs dans cette campagne sont conformes à ce que l'on pouvait attendre d'eux. Ils ont concentré leur tir sur des thèmes faisant appel aux préjugés réactionnaires de la fraction de leur ancien électorat traditionnel qui était passée aux travaillistes en 1997, après que le parti conservateur eut laissé éclaté ses rivalités internes sur la place publique. Mais les conservateurs se heurtent à un casse-tête chinois car il est devenu bien difficile de doubler les travaillistes sur leur droite.
Dans le domaine sécuritaire, par exemple, le leader conservateur Michael Howard a promis la création de 20000 places supplémentaires dans les prisons. Mais cette promesse risque fort de paraître bien peu convaincante aux yeux de l'électorat qu'elle vise. Après tout, n'est-ce pas Blair, et non les gouvernements conservateurs qui l'ont précédé, qui a propulsé la Grande-Bretagne au second rang des pays riches, derrière les États-Unis, pour le nombre de prisonniers par habitant? C'est là un "actif" dont le gouvernement travailliste se vante sans vergogne, même s'il serait bien en mal de prouver que cette politique a entraîné une baisse de la criminalité. Pas plus d'ailleurs que toute la panoplie de gadgets sécuritaires qu'il a mis en place, qu'il s'agisse de l'introduction des bracelets électroniques pour les petits délinquants, de la criminalisation de l'école buissonnière pour les enfants d'âge scolaire comme pour leurs parents, du système des ASBOS (sorte de placement sous contrôle judiciaire à domicile visant essentiellement des jeunes) ou encore du couvre-feu imposé aux jeunes dans certains quartiers pauvres.
En jetant à la face d'Howard tout cet attirail de "réalisations", les travaillistes se vantent d'avoir une "politique à long terme" dans ce domaine, avec un certain succès chez les petit-bourgeois aveuglés par leurs préjugés sociaux. Mais l'électorat ouvrier, lui, ne sait que trop bien à quel point tous ces gadgets se réduisent à du vent face à la désagrégation sociale qui sévit dans les quartiers pauvres. Bien sûr, aucun des deux grands partis ne fait état des mesures d'austérité qui ont privé ces quartiers pauvres de toute infrastructure collective pour les jeunes et qui y ont remplacé les équipes d'animateurs sociaux par des patrouilles de police.
De même pour ce qui est du thème de l'immigration. Lorsque Howard a dévoilé ses propositions visant à refuser aux immigrés souffrant de maladies telles que tuberculose, hépatite ou SIDA, le droit de s'installer, même temporairement, en Grande-Bretagne, il n'a fait que reprendre à son compte les propos crapuleux tenus il y a deux ans par l'ancien ministre travailliste de l'intérieur David Blunkett, qui avait accusé les immigrés d'"engorger le système de santé". Et c'est pourquoi, non seulement, les travaillistes se gardèrent bien de dénoncer la démagogie xénophobe, pour ne pas dire raciste, d'Howard, mais ils surenchérirent en rappelant qu'ils avaient déjà introduit un contrôle préventif de la tuberculose comme condition nécessaire à l'obtention d'un visa pour les immigrés dits "à haut risque" et que le "plan quinquennal de contrôle de l'immigration" qu'ils avaient mis en place, avec l'introduction de quotas d'immigration, allait bien plus loin que le "bric-à-brac de mesures" proposées par Howard.
Tout est ainsi à l'avenant. Quand les conservateurs tentent d'en appeler au réflexe de défense de l'électorat aisé face à l'impôt, celui-ci est bien obligé de convenir qu'il a plus que bénéficié de la politique fiscale des travaillistes -y compris les entreprises, petites et grandes, qui, depuis la Deuxième Guerre mondiale, n'avaient jamais connu un taux d'imposition sur les profits aussi bas. Les taxes indirectes, les impôts locaux et les cotisations sociales, eux, ont tous augmenté, mais ce sont les plus pauvres que cela touche le plus et les grands partis se gardent bien de soulever un tel lièvre.
Quant à la démagogie sur le caractère pléthorique de l'administration d'État et sur son coût exorbitant, rengaine chère au patronat et thème traditionnel des conservateurs, il leur a été volé par le gouvernement Blair dès l'été dernier par l'annonce d'un plan de 100000 suppressions d'emplois dans l'administration centrale, suivi quelques mois plus tard par des mesures visant à réduire les dépenses affectées aux retraites des fonctionnaires.
Outre le fait que les conservateurs se trouvent bien souvent doublés sur leur droite par la politique du gouvernement travailliste, leur véritable problème reste néanmoins leur manque de crédibilité. Après huit années passées dans l'opposition, ils continuent à souffrir du discrédit accumulé durant les dix-huit années passées au pouvoir de 1979 à 1997. Et si, malgré tout, ce sont eux qui l'emportent le 5mai, ce ne sera pas tant dû au fait qu'ils auront réussi à regagner du crédit dans l'électorat qu'au fait que les travaillistes auront perdu le leur.
Un référendum sur la guerre en Irak ?
Par une sorte d'accord tacite, les grands partis ont choisi de reléguer à l'arrière-plan le problème de la guerre en Irak pour la durée de la campagne électorale. Ce sujet continue à provoquer l'indignation de toute une partie de l'opinion publique et la dernière chose que souhaitent ces partis "responsables", c'est que les élections du 5 mai se transforment de fait en référendum sur l'Irak.
Or il n'est pas impossible que l'on assiste quand même, au moins en partie, à quelque chose de ce genre, comme cela s'était déjà produit lors des élections européennes de l'an dernier.
Sans doute les électeurs qui voudraient exprimer leur hostilité à l'invasion et à l'occupation de l'Irak ne pourront-ils pas le faire en votant pour les candidats des grands partis puisque ceux-ci l'ont soit soutenues dès le départ, soit cautionnées après avoir été mis devant le fait accompli par Blair. Et cela peut constituer un facteur dans l'augmentation de l'abstention. Mais cela peut également entraîner un déplacement de voix des travaillistes vers les petits partis qui sont apparus plus ou moins symboliquement opposés à la guerre, qu'il s'agisse des candidats des partis régionalistes en Écosse et au Pays de Galles ou à la trentaine de candidats présentés par la coalition anti-guerre "Respect" (coalition allant de groupes d'extrême gauche à des courants intégristes musulmans). Or un tel déplacement de voix dans un certain nombre de circonscriptions, même s'il est faible à l'échelle du pays, peut avoir des conséquences imprévisibles du fait du mode de scrutin majoritaire à un tour, en permettant à des candidats conservateurs de l'emporter avec relativement peu de voix. Et au niveau du Parlement, cela pourrait très bien entraîner une inversion de majorité au profit des conservateurs. Il est déjà arrivé aux conservateurs d'être majoritaires au Parlement tandis que les travaillistes arrivaient en tête en nombre de voix.
Les adversaires des travaillistes sont bien conscients de cette situation et ils cherchent à en tirer profit en s'efforçant de glaner des votes de protestation parmi les opposants à la guerre.
Pour les conservateurs, s'il n'est pas question de critiquer la politique de Blair en Irak, la législation anti-terroriste offre un terrain d'attaque moins glissant. C'est ainsi que lorsque Blair se trouva confronté à une révolte des deux chambres, y compris dans les rangs travaillistes, contre les mesures destinées à prendre la relève de la loi anti-terroriste qui venait à échéance le 14 mars, on vit Howard monter au créneau en prenant la défense des droits de l'accusé contre un État tout-puissant abusant de son pouvoir.
De tels effets de manche de la part du leader d'un parti qui, au début des années quatre-vingt, laissa crever un à un les prisonniers nationalistes irlandais en grève de la faim plutôt que de leur accorder le statut de prisonnier politique qu'ils réclamaient, relèvent du cynisme.
Mais bon nombre des électeurs opposés à la guerre en Irak voient d'un tout aussi mauvais œil les mesures anti-terroristes de Blair, qu'ils considèrent au mieux comme du cinéma pour faire plaisir à Bush, et au pire comme une menace pour les libertés civiles. C'est à cet électorat-là que Howard s'adresse, tout en prenant bien soin de ne pas mettre en question la nécessité d'une législation anti-terroriste. Howard fait le calcul qu'une opposition symbolique à un aspect secondaire de la politique guerrière de Blair pourrait bien lui valoir des voix en plus.
La montée des inégalités
Néanmoins, le principal problème auquel Blair se trouve confronté dans ces élections est celui de son bilan social. Ce n'est pas un hasard si, dans la version populaire de sa plate-forme électorale, quatre des six "engagements" qu'il prend ont un caractère social alors que les autres concernent l'immigration et la sécurité. Pour que les travaillistes aient une chance de mobiliser leur électorat et d'empêcher une trop forte hausse de l'abstention dans les zones urbaines, il faut qu'ils arrivent à convaincre l'électorat ouvrier qu'il a un enjeu dans ces élections.
Mais quel enjeu pourrait y voir l'électorat populaire quand les statistiques gouvernementales elles-mêmes révèlent que l'écart entre les riches et les pauvres s'est creusé encore plus rapidement depuis l'arrivée au pouvoir des travaillistes que sous les précédents gouvernements conservateurs?
Pendant les cinq premières années du règne de Blair, la fortune des 600000 individus qui constituent le 1% le plus riche de la population britannique, a doublé -et ceci, malgré l'écroulement des cours boursiers qui s'est produit au cours de cette période. La part de la richesse nationale que détiennent ces 600000 individus est passée de 20 à 23%-alors que sous les précédents gouvernements conservateurs, il avait fallu sept ans pour qu'elle augmente de la même façon, de 17 à 20%.
Depuis 1997, le gouvernement travailliste a constamment prétendu que sa priorité était de "sortir les pauvres de la pauvreté." C'est au nom de cet objectif que fut introduit un labyrinthe inextricable d'allocations sociales, essentiellement sous la forme de crédits d'impôts, pour remplacer le vieux système d'aides sociales versées en espèces aux bénéficiaires. Ce système est si incompréhensible qu'on a estimé que, chaque année, plusieurs millions de personnes âgées ne réclament pas les allocations auxquelles elles auraient droit.
L'un des objectifs officiels de ce système était de réduire le nombre d'enfants vivant dans la pauvreté, grâce à un certain nombre d'allocations spécialement destinées aux foyers ayant des enfants. Récemment, les ministres de Blair n'ont pas manqué de donner toute la publicité voulue à un rapport émanant de l'ONU qui délivrait un satisfecit à la Grande-Bretagne pour ses efforts dans la réduction de la pauvreté infantile. Néanmoins, les notes additionnelles de ce rapport donnaient une tout autre image de la situation. Elles indiquaient qu'avec 15% d'enfants vivant dans un foyer aux ressources totales inférieures à la moitié du revenu moyen, la Grande-Bretagne se trouvait au 4ème rang en queue des 24 pays les plus riches du monde, alors qu'elle était au 4ème rang en tête en terme de produit intérieur brut!
A l'autre bout de la pyramide des âges, 20% des retraités vivent en-dessous du seuil de pauvreté avec un revenu moyen de 550 euros par mois. En choisissant de ne pas maintenir le pouvoir d'achat de la retraite d'État, les travaillistes ont condamné un nombre croissant de retraités à dépendre entièrement des aides sociales. Les ministres de Blair ont répété jusqu'à la nausée que l'État "n'avait pas les moyens" de verser des retraites décentes et qu'à l'avenir, ce serait aux travailleurs de faire des économies pour leur retraite.
En revanche, durant les huit années de pouvoir des travaillistes, le revenu moyen des hauts cadres d'entreprise a augmenté cinq fois plus vite que le revenu moyen -165% contre 32%. Et encore cette comparaison sous-estime-t-elle l'augmentation des inégalités dans la mesure où l'indice officiel du revenu moyen est calculé à partir de salaires à temps plein, heures supplémentaires comprises, sans tenir compte de l'augmentation considérable des emplois à temps partiel, si partiel parfois qu'ils ne paient que quelques heures par semaine.
Travailler et être pauvre
L'un des aspects les plus marquants du règne de Blair aura été l'apparition de la pauvreté parmi les travailleurs ayant un emploi. Il est vrai que ce phénomène avait déjà commencé à émerger sous le précédent gouvernement conservateur de John Major. Mais lorsque les travaillistes arrivèrent au pouvoir, toutes les mesures qu'ils prirent sous prétexte de "lutte contre la pauvreté" eurent pour principal objectif de contraindre les chômeurs à prendre le premier emploi venu, aussi précaire et mal payé fût-il.
Il en résulta une véritable explosion de la précarisation, non seulement dans le bâtiment, les services, la restauration et le commerce -où il y avait toujours eu une certaine proportion d'emplois précaires- mais également dans les grandes entreprises de production qui jusqu'alors s'étaient abstenues de recourir à ce genre de méthodes, en partie pour garder de bonnes relations avec les appareils syndicaux qui défendaient jalousement la position de monopole qu'ils avaient acquise parmi les travailleurs. Mais au bout du compte, les leaders syndicaux se révélèrent prêts à en passer par où le voulaient les patrons, sous prétexte de les aider à améliorer leur "compétitivité". Et comme les mesures gouvernementales offraient des aides aux très bas revenus de façon à leur rendre leur situation moins insupportable, le patronat en vint à avoir moins de craintes quant aux réactions des travailleurs et prit de l'assurance.
Dans un premier temps, la précarisation se fit par le biais du recours à différentes formes de sous-traitance auprès d'entreprises de services prétendument "indépendantes" mais qui n'étaient bien souvent que des filiales, dans lesquelles on pratiquait des salaires plus bas et sur la base de contrats à durée déterminée. Puis, de plus en plus, les grandes entreprises introduisirent dans leurs propres usines les méthodes utilisées par les sous-traitants, en y ajoutant le recours de plus en plus fréquent à l'intérim sur une grande échelle et à des contrats de type "bouche-trous", c'est-à-dire ne comportant pas de minimum d'horaire de travail garanti.
C'est au développement de ces formes d'emplois précaires qu'aura servi, par exemple, l'introduction des différents crédits d'impôts, d'abord en faveur des familles, puis des célibataires, qui sont destinés aux seuls foyers à très bas revenus dont l'un au moins des membres travaille un minimum de quelques heures par semaine. L'idée conductrice derrière ces allocations, exprimée très ouvertement par le ministre des Finances Gordon Brown, était tout simplement d'obliger les chômeurs à travailler pour les allocations qu'ils recevaient. Ces crédits d'impôts étaient donc calculés de façon qu'en y ajoutant le revenu du foyer, le total soit très légèrement supérieur à ce qu'auraient été les indemnités chômage, mais guère plus. Comme de toute façon les chômeurs n'avaient plus droit qu'à une période d'allocation de six mois tous les deux ans au maximum, cela ne leur laissait guère le choix.
C'est le même objectif que poursuit aujourd'hui Blair en annonçant son intention de réduire considérablement le nombre de bénéficiaires des diverses allocations d'invalidité et de longue maladie. C'est la troisième fois qu'il tente de s'en prendre à cette catégorie particulièrement vulnérable de la population. Ses précédentes tentatives ont échoué en partie du fait d'une forte opposition dans les rangs des députés travaillistes. Mais il n'a pas pour autant renoncé à faire en sorte que même les plus désavantagés parmi les bénéficiaires d'allocations sociales soient contraints de travailler pour recevoir ces allocations.
Le rôle du système de protection sociale a toujours été de servir de soupape de sécurité contre la colère des exploités tout en fournissant aux capitalistes la main-d'œuvre dont ils ont besoin, aux conditions où ils en ont besoin pour la bonne santé de leurs profits. Ce qui s'est accentué sous le régime travailliste, c'est le cynisme avec lequel ce rôle a été institutionnalisé en traitant les travailleurs les plus pauvres comme des sortes de délinquants sociaux auxquels on fait payer au prix fort la charité qu'on leur fait à titre de punition.
Le système de protection sociale n'est pas le seul outil utilisé par le gouvernement travailliste pour faire pression sur les salaires. C'est bien le comble de l'ironie que Blair mette l'accent sur le salaire minimum dans sa campagne électorale, en présentant son introduction comme l'une des réalisations les plus remarquables de son régime. Et pourtant, qui peut arriver à boucler ses fins de mois avec un salaire de 7 euros de l'heure (sachant que le coût de la vie est environ 50% plus élevé en Grande-Bretagne qu'en France) ou même les 7,22 euros de l'heure que Blair a promis à partir d'octobre 2005?
Loin de fournir une protection contre les "salaires esclavagistes que pratique une infime minorité de patrons voyous", comme le prétendait la propagande travailliste officielle lors de son introduction, le salaire minimum est devenu la référence sur laquelle se sont alignés un grand nombre d'employeurs, entraînant du même coup une baisse des salaires réels pour bon nombre des emplois non qualifiés.
Qui plus est, ce minimum n'est pas même respecté. En février, la confédération des syndicats TUC a publié un rapport dénonçant la façon dont un nombre croissant d'agences de travail intérimaire s'arrangent pour payer leurs employés en-dessous du salaire minimum en recourant à des déductions arbitraires sous des prétextes divers -fourniture d'équipement de sécurité, frais d'administration (sic) pour le versement d'avances sur salaires, frais de transport pour aller sur les lieux des missions, etc. Ou encore, les primes de panier qui, auparavant, étaient payées en plus du salaire, sont maintenant incluses dans le calcul du salaire minimum. Mais comme les intérimaires n'ont aucune sécurité de l'emploi, bien peu se risquent à porter plainte contre leur employeur.
De toute façon, le gouvernement Blair a fait en sorte de rendre les recours contre les infractions au salaire minimum aussi difficiles que possible pour les salariés. Les tribunaux industriels, équivalents anglais des prud'hommes en France, ne sont pas compétents en la matière. C'est aux inspecteurs des impôts qu'il faut s'adresser. Ce sont eux qui sont chargés de contrôler le registre des salaires des employeurs, mais il n'y a aucun moyen simple pour un salarié du rang de trouver un inspecteur des impôts disponible et compétent pour s'occuper de son cas. Pour cela il faut passer par toute une procédure transitant par un centre de traitement unique pour toute la Grande-Bretagne où les dossiers ont la fâcheuse habitude de se perdre. Et même quand ils ne sont pas perdus, il faut compter des mois d'attente avant une intervention, laquelle ne se solde pas nécessairement par un rappel de salaire et se traduit tout au plus pour l'employeur par une amende symbolique.
Même la directive européenne, pourtant modérée, prévoyant notamment pour les travailleurs temporaires les mêmes droits aux congés payés que pour les travailleurs fixes après six semaines de travail continu dans la même entreprise, se heurte au blocage de Blair. Reprenant les désirs du patronat britannique, Blair veut que la période de qualification de six semaines soit portée à un an -ce qui reviendrait à vider la directive de tout contenu car plus des trois quarts des travailleurs intérimaires passent moins d'un an dans la même entreprise.
Dans ce domaine l'enjeu est de taille et explique la résistance de Blair: en octobre dernier, le TUC estimait que les deux tiers des travailleurs employés par des agences de travail intérimaire dans l'Union européenne se trouvaient en Grande-Bretagne.
Hold-up sur les retraites
La montée de la précarisation menace d'avoir des conséquences à long terme dramatiques pour les travailleurs qui la subissent. Non seulement elle affecte leurs conditions de travail et d'existence aujourd'hui, mais elle affectera encore plus gravement les conditions d'existence des futurs retraités qui n'auront aucune ressource en dehors de la retraite d'État et des allocations sociales complémentaires -si tant est qu'il en existe encore, ce qui n'est pas du tout garanti. Bien peu des travailleurs précaires d'aujourd'hui cotisent à une retraite complémentaire d'entreprise et encore moins pour un plan de retraite privé -ils n'en ont en général pas les moyens. Quant à ceux qui sont contraints au travail à temps partiel, bien peu arriveront à l'âge de la retraite en ayant payé les 40 années de cotisations pleines nécessaires pour obtenir le montant maximum de leur retraite d'État.
Même le fait d'avoir cotisé pendant des décennies pour une retraite complémentaire d'entreprise n'est pas une garantie d'avoir une retraite décente le moment venu. D'abord parce que le montant de ces retraites est de toute façon faible, sauf pour ceux qui bénéficient d'un plan particulièrement favorable et ont passé l'essentiel de leur vie dans la même entreprise. Mais aussi parce que, comme l'a montré une série de scandales consécutifs à des faillites, en particulier dans la sidérurgie, l'argent dû aux futurs retraités ne leur est versé qu'une fois que tous les autres créanciers -banques, fournisseurs, etc. - ont été réglés. Dans les cas de ces entreprises de la sidérurgie, les travailleurs ont non seulement perdu leurs emplois, mais ils ont également perdu l'essentiel des cotisations qu'ils avaient payées pour leur retraite.
Face à ces scandales, le gouvernement Blair a concocté un fonds de garantie qui sera bien incapable de faire face à une éventuelle vague importante de faillites, parce qu'il ne demande qu'une cotisation infime au patronat. Or, les entreprises privées ont pris l'habitude de se servir dans les réserves de leur caisse de retraite-maison lorsque celle-ci faisait des bénéfices, sans combler les déficits lorsqu'il s'en formait. Les travaillistes ne leur imposent pas la moindre obligation d'assainir les finances de leur caisse de retraite. Et bien sûr, il n'a pas été question pour Blair d'imposer aux grandes entreprises qui ont pillé, au strict sens du terme, leur caisse de retraite dans la période de montée boursière des années quatre-vingt-dix, de restituer les milliards qu'elles ont injustement prélevés aux dépens des travailleurs. Et pourtant chaque centime de cet argent provenait bien des cotisations des travailleurs.
De très nombreuses entreprises ont décidé, au cours des deux années écoulées, de réduire le montant des retraites versées par leur caisse-maison, d'augmenter les cotisations des salariés et de réduire leur propre part du financement. Cela constitue dans les faits une réduction imposée au salaire réel des travailleurs et une menace pour leur vie future de retraités. En refusant de s'opposer à l'avidité des grandes entreprises et en choisissant, au contraire, de les aider à augmenter encore plus leurs profits aux dépens des caisses de retraite, le gouvernement travailliste a hypothéqué l'avenir de toute une génération de travailleurs.
Et comme si cela ne suffisait pas, Blair a surenchéri sur les attaques du patronat en introduisant une réforme de la retraite dans le secteur public qui en repousse l'âge de cinq ans pour tous (à 65 ans pour la plupart et 55 ans pour les pompiers), en augmentant les cotisations des travailleurs et en réduisant le montant des retraites qui seront versées. Seules deux catégories de personnels ont été épargnées -la police et... les parlementaires!
Blair aura beau vanter comme il le fait dans la campagne actuelle la "prudence" avec laquelle son gouvernement a administré l'économie britannique et la "stabilité" qu'il lui a apportée, ce sont là des vertus que les travailleurs n'ont guère eu l'occasion de goûter. Surtout pas ceux qui ont été évincés d'emplois fixes par des fermetures d'usines -et continuent à l'être, dans l'automobile en particulier-pour se retrouver dans des emplois précaires, pénibles, sous-payés et sans avenir. Mais il est vrai que ce n'est pas aux travailleurs que Blair adresse ses vantardises de bon manager de l'économie capitaliste, c'est aux capitalistes eux-mêmes, pour rappeler à ceux d'entre eux qui pourraient l'avoir oublié, que ce qu'ils ont gagné depuis huit ans, c'est quand même aux travaillistes qu'ils le doivent, et que les conservateurs n'ont pas mieux à leur offrir.
Alors, la classe ouvrière britannique a bien des comptes à régler avec le gouvernement Blair et les dirigeants travaillistes. Mais elle ne pourra pas régler ces comptes le 5 mai. Car voter pour les autres grands partis ne serait que voter pour la même politique sous un emballage à peine différent. Quant aux autres candidats et formations présents dans ces élections, aucun ne se situe clairement sur le terrain de la défense des intérêts des travailleurs en opposition à la politique des travaillistes au pouvoir. Quel que soit le vainqueur des élections du 5 mai, c'est seulement en recourant aux méthodes de la lutte de classe que la classe ouvrière a une chance de commencer à regagner le terrain qu'elle a cédé face au gouvernement Blair.
14 avril 2005