Voilà près de dix ans que la population de la Sierra Leone est victime de l'une des guerres civiles les plus longues et les plus sanglantes qu'ait connues l'Afrique sub-saharienne au cours des dernières décennies. Mais si, dans la plupart des guerres, les forces en présence obéissent, plus ou moins, à certaines règles, en Sierra Leone, il n'y en a qu'une : quiconque porte un fusil est investi d'un pouvoir illimité sur tout ce qui l'entoure. De sorte que mutilations et tueries aveugles en sont venues à être considérées par tous les camps comme autant de moyens "légitimes" de terroriser la population pour la contraindre à la soumission.
Les quelques images que les médias occidentaux ont montrées de cette guerre civile depuis dix ans ont horrifié ceux qui les ont vues, et à juste titre. Mais il faut quand même rappeler que la plupart des seigneurs de guerre d'aujourd'hui, comme d'ailleurs une bonne partie de leurs troupes, sont issus de l'éclatement de l'appareil d'Etat du pays, formé, équipé et mis en place par les anciennes autorités coloniales. C'est à l'école des puissances coloniales, et plus particulièrement de l'empire britannique, que les chefs de guerre d'aujourd'hui ont appris l'efficacité de telles méthodes terroristes.
Mais surtout, ce sont l'extrême pauvreté de la Sierra Leone et la corruption qu'elle a générée à tous les niveaux, qui ont entraîné son implosion. Et pourtant, avec ses richesses minérales considérables en diamants, bauxite, titane et or, pour celles qui sont connues ce pays aurait dû être plutôt mieux loti que nombre de ses voisins. Mais le pillage de ces richesses par l'impérialisme a fait en sorte que le pays et sa population n'en ont jamais bénéficié. Et tandis que quelques grands groupes impérialistes comme De Beers, Alusuisse ou Nord-Ressources-USA entassaient les profits des rapines auxquelles ils se livraient dans le pays, la population sombrait dans la misère. La guerre civile d'aujourd'hui n'est que le dernier sous-produit de ce pillage.
Et comme si ce sanglant héritage laissé par l'impérialisme ne suffisait pas, voilà que les criminels sont revenus en force sur les lieux de leurs crimes. Depuis le mois de mai dernier, la Sierra Leone est en effet l'objet de la première intervention militaire britannique en Afrique sub-saharienne depuis que les dernières troupes coloniales britanniques ont quitté le Kénya en décembre 1964.
Un fleuron de l'Empire britannique
Rappelons quelques faits concernant la Sierra Leone. D'une superficie équivalente à celle du Bénélux, ce pays est situé sur la côte occidentale de l'Afrique, enclavé entre la Guinée, au nord et à l'est, et le Libéria au sud-est. Avant même la guerre civile actuelle, un tiers de sa population, aujourd'hui estimée à près de cinq millions de personnes, était urbanisé. L'une des conséquences de la guerre civile aura été de chasser des centaines de milliers de réfugiés des campagnes pour aller gonfler encore plus les masses miséreuses des quelques villes importantes, et en particulier de la péninsule entourant la capitale Freetown.
Comme tant de pays d'Afrique, la Sierra Leone est une création artificielle du colonialisme. Son origine est un peu similaire à celle du Libéria voisin. Elle remonte au 18e siècle, lorsqu'un groupe d'abolitionnistes fortunés de la bonne société anglaise entreprit d'offrir aux esclaves noirs qui vivaient alors en Angleterre (dont de nombreux esclaves américains qui avaient été mobilisés du côté anglais au cours de la guerre d'Indépendance), un havre en Afrique. Ce fut l'origine de Freetown, qui devint territoire autonome en 1787.
Vingt ans plus tard, le parlement anglais décréta l'abolition du commerce des esclaves. Il ne s'agissait pas de philanthropie puisque, d'ailleurs, le même parlement n'a pas pour autant aboli l'esclavage lui-même, ni dans ses colonies ni même sur son propre territoire. Mais la bourgeoisie anglaise, qui n'avait plus besoin du commerce triangulaire, cherchait un prétexte pour faire la police sur les mers et imposer sa loi aux bourgeoisies rivales. La chasse aux marchands d'esclaves lui fournit ce prétexte. Freetown, qui se trouvait situé en plein sur la route du commerce triangulaire, devint une base permanente de la Royal Navy. En 1808, c'en était déjà fini de l'autonomie de Freetown, dont la péninsule devint colonie de la couronne.
D'autant que les prospecteurs anglais découvrirent de l'or, puis des diamants, à l'intérieur des terres. En 1896, les frontières de ce qui allait devenir la Sierra Leone furent tracées en fonction du rapport de forces entre les empires coloniaux, coupant en deux de nombreuses ethnies locales. Ainsi naquit la Sierra Leone, en tant que nouveau protectorat britannique d'Afrique occidentale, dans lequel la capitale, Freetown, resta colonie britannique. Et ce fut la mince couche implantée de l'extérieur dans cette ville déjà occidentalisée, marquée par ses origines sans aucun lien avec le reste du pays, qui fut chargée d'administrer le nouveau protectorat sous la surveillance des militaires anglais. D'emblée, la Sierra Leone se trouva ainsi coupée en deux, entre d'un côté la région relativement aisée de Freetown et, de l'autre, le reste du territoire dont la population fut privée de tout pouvoir fossé qui servit bien des fois par la suite à des politiciens sans scrupules pour se tailler une base de soutien.
C'est en 1961 que la Sierra Leone accéda à l'indépendance, sous l'égide du Parti des Peuples de Sierra Leone (SLPP), formation créée de toutes pièces par les stratèges londoniens. Leur idée était que la stabilité politique du pays nécessitait un régime disposant d'une base plus large que la seule population de Freetown. Du coup, ils firent du SLPP un parti basé sur l'ethnie Mendé localisée au sud et à l'est du pays et incluant environ 40 % de la population. Ainsi le pouvoir politique se trouva-t-il accaparé par les politiciens Mendé, tandis que la minorité des "Krios" (descendants des pionniers des 18e et 19e siècles) de Freetown continuait à dominer la vie intellectuelle ainsi que les postes dirigeants de l'économie et de l'administration. La moitié de la population était ainsi ostensiblement mise à l'écart des nouvelles institutions.
La Grande-Bretagne avait ainsi mis au feu un chaudron qui ne demandait qu'à déborder et il ne tarda pas à le faire. D'autant qu'il fallut très peu de temps pour que la corruption liée au trafic des diamants se généralise à tous les niveaux du régime (déjà en 1964, le premier ministre d'alors, Albert Margai, était communément comparé au dictateur cubain Batista). Aux élections de 1967, le SLPP fut renversé par un ancien leader du syndicat des mineurs, Siaka Stevens, qui, tout en dénonçant la corruption du régime du SLPP, avait surtout recherché l'appui des ethnies du nord. En butte à l'hostilité de l'impérialisme, Stevens fut renversé par un coup d'Etat militaire sans avoir eu le temps de s'installer au pouvoir. Quatre ans plus tard, en 1971, un autre putsch militaire le ramena au pouvoir. Et après une brève phase populiste, son régime multiplia les concessions aux intérêts impérialistes tout en se transformant en un brutal régime policier. La corruption redevint la règle, mais à une échelle sans précédent, au point qu'en 1980-1984, la valeur de l'or et des diamants sortis de Sierra Leone en contrebande avec la complicité des autorités fut estimée à quatre fois celle des exportations légales.
C'est à cette époque que la crise économique mondiale qui frappait plus durement encore les pays du Tiers-Monde commença à prendre un tour catastrophique en Sierra Leone, en entraînant la fermeture aussi bien d'infrastructures publiques que d'installations productives. Pour ne citer qu'un chiffre, on estimait en 1985 que, sur une population "employable" de 1,4 million (donc excluant l'essentiel de la population rurale), seuls 65 000 individus disposaient d'un salaire régulier non pas qu'il n'y avait pas plus de salariés, mais bien souvent les salaires n'étaient tout simplement plus payés.
Face à la montée de la misère et du mécontentement, Stevens finit par s'en remettre à ceux qui n'avaient cessé d'être le seul réel appui de son régime les militaires. En 1985, il remit les rênes du pouvoir au major-général Momoh, qui poursuivit la même politique, mais cette fois sous la forme d'une dictature qui ne cachait plus son visage et qui, surtout, réussit à se faire honnir de toutes les catégories de la population.
Du Libéria à la Sierra Leone
C'est en 1991 que la guerre civile commença en Sierra Leone comme sous-produit d'une autre guerre civile qui avait commencé l'année précédente au Libéria voisin. Celui-ci était plongé dans une crise politique, économique et sociale assez comparable à celle de la Sierra Leone. A ceci près qu'en 1990, l'appareil d'Etat libérien avait pour ainsi dire explosé en une multitude de factions rivales luttant pour le pouvoir.
Après une tentative d'intervention militaire qui tourna à l'échec, les dirigeants américains (le Libéria étant la seule enclave coloniale que les USA aient jamais eue en Afrique) obtinrent de la CEAO (Communauté Economique d'Afrique de l'Ouest, qui regroupe les anciennes colonies anglaises et françaises de la région) qu'elle assume la responsabilité politique d'un corps expéditionnaire équipé et entraîné par l'impérialisme, mais formé de soldats essentiellement nigérians et ghanéens placés sous direction nigériane. Ce corps, connu sous le nom d'ECOMOG, devait avoir pour tâche de rétablir l'ordre au Libéria et d'y imposer, au besoin par la force, la mise en place d'un régime stable. En 1991, ECOMOG occupa le quartier des affaires de la capitale libérienne, Monrovia, et repoussa les bandes armées vers les régions périphériques du pays et vers les pays limitrophes, dont la Sierra Leone.
Il fallut en fait six ans d'une guerre particulièrement meurtrière pour que la paix revienne dans le pays. Le régime "stable et démocratique" que les leaders américains prétendaient appeler de leurs voeux fut en fait celui du chef de guerre qui se révéla le plus apte à imposer sa loi aussi bien à ses rivaux qu'à la population. Une fois que, à l'épreuve des combats, Taylor eut réussi à convaincre les dirigeants impérialistes de son aptitude à tenir le pays sous son joug, il put bénéficier de l'aide officieuse, mais bien réelle, d'ECOMOG contre ses rivaux, avant d'obtenir finalement la reconnaissance officielle de Washington en 1997.
Néanmoins, le règlement politique libérien suscitait certaines inquiétudes à Londres. D'abord, parce que Taylor était connu pour ses liens personnels et militaires avec l'impérialisme français : on disait de lui que c'était un ami personnel de Jean-Christophe Mitterrand. Il avait pu se servir de la Côte d'Ivoire comme base logistique pour l'importation d'armes et l'exportation de diamants, ce qui lui aurait été impossible sans l'accord au moins tacite des autorités françaises. En plus, Taylor n'avait jamais caché que ses ambitions dépassaient le cadre du seul Libéria et qu'elles pourraient bien s'étendre à la Sierra Leone, en s'appuyant en particulier sur les liens ethniques qui existent entre les deux pays.
Quoi qu'il en soit, bien avant que ce règlement politique ait été scellé au Libéria, l'implosion qui avait frappé l'Etat libérien avait gagné celui de la Sierra Leone. Dès 1990, des éléments mécontents de l'armée sierra-léonaise appartenant à l'ethnie Mendé (commune aux deux pays) s'étaient joints aux bandes armées de Taylor, d'autant plus facilement d'ailleurs que Taylor, qui avait besoin de bases arrières en Sierra Leone, recherchait des appuis locaux. Bientôt ces militaires dissidents créèrent leur propre drapeau, sous la forme du RUF, le Front Révolutionnaire Unifié, sous la direction d'un ancien officier passé par les universités britanniques, Foday Sankoh.
A cette époque, bon nombre des cadres du RUF appartenaient encore à la génération formée par les émeutes estudiantines contre la corruption qui avaient marqué la fin des années soixante et le début des années soixante-dix. Sankoh lui-même se référait volontiers à Khadafi et à son "livre vert" (mais on peut penser que c'était sans doute surtout dans l'espoir d'obtenir des fonds et des armes). Quoi qu'il en soit, la "guerre de libération" de la Sierra Leone qu'inaugura le RUF en 1991 montra vite son réel visage en se transformant en combat pour le contrôle des régions diamantifères tant il est vrai qu'en Sierra Leone, qui contrôle les diamants a le pouvoir.
Néanmoins, le RUF n'était pas la seule force à s'opposer au régime de Momoh. Avant même que le RUF représente une force réelle, une faction de l'armée prit l'initiative en renversant Momoh au nom de la lutte contre la corruption, en avril 1992. Le leader de cette faction, Valentine Strasser, un capitaine de 27 ans, apparut comme un homme nouveau, un adversaire crédible de la corruption. Il bénéficia d'un accueil favorable dans la population, en particulier dans la jeunesse. Des organisations de quartier furent ainsi mises en place pour entraîner la jeunesse à réaliser des travaux d'intérêt général à titre volontaire réparation de chaussées, nettoyage des égouts, décoration des rues, etc. Et elles connurent un réel succès. Mais la popularité de Strasser ne tarda pas à s'émousser lorsque la dégradation économique s'accéléra, sous l'effet conjugué des mesures d'austérité imposées par le FMI et en partie acceptées par Strasser, de la guerre civile qui s'étendait en province et des départs de plus en plus nombreux de compagnies étrangères.
Pour tenter d'en finir avec le RUF une fois pour toutes, Strasser tenta néanmoins de restructurer et renforcer l'armée, en recrutant en masse des volontaires dans les quartiers les plus pauvres de la capitale. Mais l'incapacité de l'Etat à payer les salaires des soldats conduisit à l'émergence d'un nouveau phénomène celui des "Sobels", comme on les appela alors, ou soldat-rebelles, c'est-à-dire d'éléments, voire d'unités entières de l'armée qui cessaient de reconnaître l'autorité de leurs supérieurs et partaient en campagne pour leur propre compte, en vivant sur la population à l'instar des bandes armées du RUF.
Pendant ce temps, le RUF gagnait du terrain dans les régions minières. C'est à ce moment qu'à l'invitation du gouvernement britannique, Strasser eut recours aux services d'une organisation de mercenaires sud-africains (Executive Outcomes) qui prirent en main les mines de titane et une petite partie des bassins diamantifères et en chassèrent le RUF. En même temps, ECOMOG, dont les forces étaient toujours stationnées au Libéria, fut invité à joindre ses efforts à ceux des mercenaires. Mais rien n'y fit. En particulier ECOMOG suscita un rejet brutal dans la population : sa brutalité et la corruption de ses officiers furent surtout d'excellents agents recruteurs pour le RUF. Et les quelques avancées militaires effectuées furent rapidement remises en question, malgré l'infériorité certaine du RUF en termes d'armement.
Finalement, le régime de Strasser se trouva usé jusqu'à la corde et ce fut la vieille génération des officiers supérieurs de l'armée, la plus liée avec Londres, qui le démit de ses fonctions en le remplaçant par le brigadier Bio. Néanmoins, cette armée que Bio représentait au pouvoir, n'était déjà plus que l'illusion d'un appareil d'Etat : c'était en fait un agrégat de factions rivales dont la plupart ne reconnaissaient plus l'état-major et qui toutes cherchaient à accéder à une mangeoire qui se rétrécissait à vue d'oeil. Cette fois, Londres, sans doute conscient de la fragilité du pouvoir de Bio, intervint de façon publique pour l'inviter à organiser des élections au plus vite de façon à mettre en place un régime qui puisse au moins se revendiquer d'une légitimité minimum.
Kabbah ou la "solution" britannique
Pour atteindre son but, l'impérialisme britannique ne pouvait guère s'appuyer sur les partis en place, trop discrédités. Il est donc allé ressortir du placard le vieux SLPP du temps de l'indépendance. Le gouvernement britannique déboursa l'équivalent de 30 millions de francs, sous couvert de "soutien au processus électoral", pour aider le SLPP à ravaler sa façade. Et Londres avança son propre candidat à la présidence de la Sierra Leone, Qhmed Tejan Kabbah, un fonctionnaire chevronné des Nations Unies qui, à ce titre, était également vu d'un oeil favorable par Washington.
Tous les groupements d'opposition furent formellement invités à prendre part à ces élections de 1996, y compris le RUF. Seulement ces groupements devaient satisfaire tellement de conditions pour y participer dont la remise de toutes leurs armes aux autorités qu'il ne pouvait être question pour le RUF de s'y plier sans de solides garanties en échange. En fait, les dirigeants britanniques ne tenaient pas à s'engager dans des négociations avec le RUF ni surtout, à ce stade, à lui faire la moindre concession. Sous la pression de Londres, les élections furent donc organisées sans aller au-delà de cette invitation purement formelle et le RUF appela à leur boycott.
Kabbah fut donc élu président en bonne et due forme le 15 mars 1996. Les observateurs internationaux dépêchés sur place firent ce que l'on attendait d'eux en déclarant ces élections "libres et équitables". Mais comment un tel scrutin pouvait-il être "libre et équitable" alors que la zone de guerre s'étendait sur une large partie du pays, souvent sous le contrôle de bandes armées qui faisaient observer le boycott par la terreur, tandis que, de surcroît, des centaines de milliers d'habitants en étaient réduits au statut de réfugiés, en Sierra Leone ou dans les pays voisins, et privés de fait du droit de vote ?
En fait, malgré le chiffre apparemment élevé de la participation électorale dont se targuèrent les autorités (70 %), un million d'électeurs seulement participèrent au vote, sur une population de près de cinq millions. De sorte qu'en remportant de justesse le second tour de l'élection, Kabbah ne pouvait se revendiquer que de l'appui d'un demi-million d'électeurs tout au plus. Quant au parlement qui fut élu dans la foulée des élections présidentielles, seuls 750 000 électeurs jugèrent utile de se déplacer pour voter, d'après les chiffres officiels. Mais peut-être cela avait-il quelque chose à voir avec le fait que, renouant avec la pratique du lendemain de l'indépendance, Kabbah avait décidé de nommer lui-même une fraction des députés parmi les "chefs traditionnels".
Voilà donc le genre de président "démocratiquement élu" dont le gouvernement travailliste britannique s'est fait le champion ! En fait, le régime de Kabbah n'avait pas plus de base réelle dans la société sierra-léonaise que les divers autres aspirants au pouvoir RUF inclus et même peut-être moins que certains d'entre eux qui, eux, n'avaient pas eu l'avantage de bénéficier du soutien matériel et politique de l'impérialisme. Sans compter que, du fait même de la façon dont il avait été ressuscité, avec l'argent de l'impérialisme, le SLPP, qui devait former l'ossature du régime de Kabbah, était corrompu avant même d'arriver au pouvoir.
Une fois élu, fort de sa toute nouvelle "légitimité", Kabbah entreprit de "négocier" avec le RUF. Tout au moins c'est ce qu'il déclara. Néanmoins sa conception de la négociation consistant à essayer de provoquer une scission dans les rangs du RUF, cela ne fit qu'envenimer la situation et conduire à une intensification de la guerre. D'autant que Kabbah se trouvait confronté à la même situation que Bio avant lui il ne pouvait pas s'appuyer sur une armée qui était trop divisée et occupée à assurer sa propre subsistance, et de surcroît n'avait pas beaucoup de sympathie pour ce bureaucrate sorti des Nations Unies.
Cela conduisit Kabbah à dépendre de plus en plus de l'aide extrêmement onéreuse des mercenaires d'Executive Outcomes, d'une part, et de l'autre, de celle d'une milice constituée dans l'est du pays sur des bases ethniques et traditionalistes, les Kamajors, dont les exactions n'avaient rien à envier à celles du RUF.
Un régime instable
En fait, le régime de Kabbah tomba avant d'avoir eu le temps de s'installer vraiment. Personne ne fut surpris en Sierra Leone lorsque, en mai 1997, un an après l'élection de Kabbah, un coup d'Etat dirigé par le lieutenant Johnny Paul Koroma réussit à provoquer l'écroulement du régime et à mettre Kabbah en fuite sans rencontrer de véritable résistance. Et les putschistes mirent en place un exécutif, le Conseil Dirigeant des Forces Armées (AFRC), visiblement inspiré des coups d'Etat du leader ghanéen Rawlings, sans doute l'un des personnages les plus respectés parmi les militaires de la région. Donc, juste au moment où Taylor arrivait au pouvoir au Libéria avec la bénédiction des USA, la Sierra Leone échappait au contrôle de la Grande-Bretagne. Et ce d'autant plus que Koroma, conscient sans doute de la fragilité de son succès, s'empressa d'inviter le RUF à constituer une coalition de gouvernement avec l'AFRC.
De nouveau, la Grande-Bretagne fit intervenir ECOMOG, cette fois non seulement contre les rebelles du RUF, mais également contre le gouvernement en place. Bien sûr tout cela se fit de façon indirecte, sous couvert toujours des chefs d'Etat africains de la CEAO, mais le jeu n'en était pas moins transparent. D'autant qu'en même temps, les Nations Unies décrétaient un embargo sur les livraisons d'armes à la Sierra Leone. Ce qui n'empêchait pas non seulement les mercenaires d'Executive Outcomes, mais également ceux d'une compagnie de mercenaires anglais, Sandline International, de continuer à opérer dans le pays. Et comme cette fois ce n'était pas le gouvernement de Freetown qui avait loué leurs services, c'était forcément le gouvernement britannique. En fait, on a appris depuis, à l'occasion d'une de ces "fuites" dont la presse britannique a le secret, que Sandline International avait organisé des livraisons d'armes à la Sierra Leone avec l'accord du ministère britannique des Affaires étrangères, et cela plusieurs mois après l'embargo décrété par l'ONU... à la demande de la Grande-Bretagne.
En novembre 1997, face à une pression militaire croissante et un nouvel ultimatum britannique, Koroma signa l'accord dit de Conakry par lequel il s'engageait à rendre le pouvoir à Kabbah à compter du 22 avril 1998. Néanmoins, le gouvernement britannique choisit d'agir sans attendre la date qu'il avait lui-même fixée, sans doute par crainte de donner à l'AFRC et au RUF le temps de renforcer leurs moyens militaires avec l'aide du président libérien Taylor. En février 1998, Tony Blair donna le feu vert à une offensive conjointe d'ECOMOG et des mercenaires de Sandline International, destinée à reprendre la capitale et à y réinstaller Kabbah. Malgré des combats très violents, la supériorité écrasante en armement des forces d'ECOMOG fut décisive et la capitale tomba le 14 février. Kabbah, lui, attendit patiemment en Guinée que tout danger soit écarté. Et ce n'est que dix jours après la prise de Freetown qu'il daigna se rendre dans la capitale et se montrer en public, entouré d'une garde prétorienne d'officiers nigérians d'ECOMOG. Evidemment, le fait que Kabbah revienne au pouvoir en faisant preuve d'un tel mépris pour la population, et surtout qu'il y revienne dans les fourgons de l'armée nigériane, ne fit rien pour augmenter sa popularité.
Cela dit, le fait d'être revenu au pouvoir ne constituait pas une solution à la faiblesse inhérente du régime de Kabbah. D'autant que maintenant, une partie de l'armée, par sympathie pour Koroma ou par crainte de la répression, avait pris le maquis en emportant ses armes. Cela n'empêcha pas Kabbah de faire une démonstration de ce dont il était capable en faisant liquider 24 officiers et 45 civils proches de l'AFRC au lendemain de son retour dans la capitale et ceci alors qu'il avait lui-même signé l'accord de Conakry dans lequel il avait pris l'engagement d'accorder une amnistie aux partisans de Koroma.
Il ne faut donc pas s'étonner si, de nouveau, Kabbah se retrouva contraint à la fuite, moins d'un an après son retour au pouvoir. Le 6 janvier 1999, des groupes armés de l'AFRC et d'autres groupements issus de l'armée sierra-léonaise envahirent la capitale, provoquant la fuite immédiate de Kabbah qui laissa à ECOMOG le soin de régler leur compte aux rebelles. Ce fut une véritable boucherie. Une partie de la population des quartiers pauvres, voyant là l'occasion de manifester son opposition à l'occupation de la ville par ECOMOG, se joignit aux rebelles et les chars d'ECOMOG se mirent à tirer dans tout ce qui bougeait, armé ou pas. Finalement les rebelles furent repoussés pour la plupart. Mais à quel prix ! Les combats firent officiellement 5 000 morts, pour la plupart civils, et un nombre bien plus grand encore de blessés. Et la ville fut en grande partie détruite.
Il s'ensuivit un nouvel accord, passé sous l'égide de Londres, cette fois entre Kabbah et le RUF. Cet accord, dit de Lomé, prévoyait un cessez-le-feu permanent garanti par une force de "maintien de la paix" importante placée sous l'égide de l'ONU. Le RUF s'engageait à procéder au désarmement de ses groupes armés et à se transformer en parti politique. Quatre des 18 postes ministériels du gouvernement de Kabbah devaient aller à des représentants du RUF ainsi que quatre postes de vice-ministre. Foday Sankoh, le leader du RUF, prenait le poste de président de la "Commission d'administration des ressources minières stratégiques", commission qui avait, entre autres, à charge d'administrer les bassins alluviaux diamantifères que contrôlaient en grande partie... les groupes armés du RUF. Cet accord n'était en fait qu'une reconnaissance du rapport des forces sur le terrain.
Mais, bien sûr, comme le contrôle qu'il exerçait sur les diamants était en fait son seul atout dans le règlement politique en cours, Sankoh se servit avant tout de ce poste pour renforcer son contrôle. Et, pour la même raison, les groupes du RUF se gardèrent bien de rendre leurs armes puisque, sur un effectif du RUF estimé à 45 000 hommes, seuls 10 500 avaient rendu leurs armes en décembre 1999. En fait, les combats redoublèrent, dans le nord en particulier, entraînant une nouvelle vague de plus de 300 000 réfugiés qui convergèrent vers les camps mis en place d'urgence autour de la capitale.
La situation devenait d'autant plus sérieuse que les tensions se multipliaient entre les officiers supérieurs nigérians d'ECOMOG et les militaires indiens placés à la tête de la force d'interposition de l'ONU, essentiellement parce que les seconds tentaient de mettre un terme aux petits trafics très profitables des premiers. De plus, les troupes de l'ONU, pour la plupart originaires d'Asie, n'avaient guère le moral dans ce climat de folie meurtrière où elles avaient à faire face à la fois à l'hostilité de la population et aux exactions horrifiantes pratiquées par tous les bords. Et cela fit des soldats de l'ONU des cibles faciles pour le RUF, qui entreprit une campagne d'embuscades et de prises d'otages dans leurs rangs.
Finalement, en mai 2000, on annonça officiellement que les forces du RUF menaçaient de nouveau la capitale. Ce fut le moment, et le prétexte, que choisit Blair pour envoyer ses troupes sans plus s'en remettre ni à ECOMOG ni aux faibles forces gouvernementales pour garder Kabbah au pouvoir.
L'hypocrisie humanitaire de l'impérialisme anglais
Bien sûr, lorsque les premiers soldats britanniques pénétrèrent dans Freetown, le 7 mai 2000, les ministres de Blair s'empressèrent d'assurer qu'il s'agissait seulement d'évacuer les ressortissants anglais et qu'il n'était absolument pas question pour la Grande-Bretagne d'interférer en quoi que ce soit dans la vie politique du pays.
Une semaine après l'arrivée des troupes, le haut état-major faisait savoir de Londres que le contingent britannique quitterait le pays après un mois, le temps de faciliter l'arrivée du reste du contingent de 15 000 hommes de l'ONU en assurant le contrôle de l'aéroport de Freetown. Mais plus d'un mois passa et les troupes étaient toujours là.
Le gouvernement Blair changea alors de tactique. Désormais il fit savoir que les troupes britanniques serviraient "exclusivement" à recruter et entraîner une nouvelle armée gouvernementale. A cette fin, un crédit de 200 millions de francs était alloué par le ministère des Affaires étrangères pour "révolutionner" l'armée et en faire une armée "démocratique", selon les déclarations du ministre des Affaires étrangères Robin Cook. Et un premier contingent de 40 aspirants à la carrière d'officiers fut envoyé dans une académie militaire ghanéenne pour y commencer leur éducation.
Pourtant, ce programme d'aide d'apparence relativement anodine ne manqua pas de soulever d'autres questions. Par exemple, certains demandèrent ce qu'il était advenu des 10 000 fusils, mitraillettes et autres mortiers donnés gracieusement en février par l'armée britannique à celle de la Sierra Leone. Or, Kabbah n'ayant aucune confiance dans sa propre armée, tout indique que les armes en question ont fini entre les mains de la milice liée à Kabbah, les Kamajors, rebaptisée "Corps de Défense Civil" depuis que le chef de guerre qui lui sert de leader, Hinga Norman, est ministre de la Défense du gouvernement Kabbah. Bien sûr, ces questions sont restées sans réponse.
En fait, nul ne sait vraiment ce que les troupes britanniques ont fait en Sierra Leone jusqu'au mois d'août. Ce que l'on sait en revanche, c'est que le gouvernement Kabbah, qui ne disposait pas d'armée réelle et encore moins d'aviation, s'est livré au cours de cette période à des opérations aériennes sanglantes contre ses adversaires. Ainsi, un groupe de défense des droits de l'homme a rapporté qu'en mai-juin 2000, des "hélicoptères de combat gouvernementaux" ont attaqué trois villes suspectées de servir de couverture à des bases du RUF. Ces attaques ont fait 27 morts et 50 blessés dans la population. Dans certains cas, elles ont visé des marchés. Dans un seul cas, les attaquants ont averti la population : à Makeni, des tracts ont été jetés des airs, annonçant une attaque aérienne prochaine. Mais les habitants avaient tout juste eu le temps de lire les tracts que déjà le bombardement commençait. Ces attaques aériennes et bien d'autres qui ont eu lieu dans cette période ont entraîné un nouvel exode, cette fois vers la frontière guinéenne proche. En tout cas, on ne peut que se demander si le porte-hélicoptères flambant neuf de la marine britannique, qui se trouvait justement en rade de Freetown pendant toute cette période, n'a pas eu quelque chose à voir là-dedans. C'est en tout cas la première question que s'est posée la presse de Freetown elle-même à l'époque.
En août, à en croire le ministère de la Défense britannique, il ne serait resté que 200 soldats du Régiment Royal Irlandais affecté à l'entraînement des soldats sierra-léonais. Pourtant, la rade de Freetown contenait toujours de gros navires de guerre, emportant des unités de marines représentant plusieurs milliers d'hommes disponibles en cas de besoin. Et puis surtout, le 25 août, onze soldats britanniques furent enlevés par des rebelles une bande de jeunes soldats dissidents connus sous le nom de West Side Boys dans les collines d'Occra, très loin de leur base d'opération normale. Cet incident montra ce qu'il en était des tâches "éducatives" de l'armée britannique. En fait on apprit que les soldats en question avaient été pris en plein milieu d'une opération de reconnaissance en territoire rebelle, destinée à préparer une offensive. Les péripéties qui suivirent, en particulier le sauvetage "héroïque" des otages par les paras britanniques le 10 septembre, qui fit 25 morts dont un certain nombre d'habitants du village où se trouvaient les otages, montra que l'armée anglaise était bel et bien opérationnelle dans le pays et n'hésitait pas à verser le sang.
Mais à ce point, le gouvernement britannique n'en était même plus à prétendre éduquer seulement les soldats de Kabbah. En octobre, un rapport officiel du ministère de la Défense de Londres disait : "Les objectifs britanniques sont de repousser les rebelles, de remettre en route le processus de paix et de reconstruire le pays. Nous voulons aider le gouvernement de la Sierra Leone et l'ONU à construire un avenir de stabilité, de prospérité, de démocratie et de sécurité pour le peuple de la Sierra Leone". Puis, détaillant les fonds affectés à ces tâches, ce rapport en donnait certains objectifs comme étant d' "aider à restaurer l'autorité des chefs traditionnels, renforcer les médias, fournir une aide budgétaire et une aide à l'amélioration des méthodes de gouvernement, y compris la lutte contre la corruption."
Les objectifs de l'impérialisme anglais sont maintenant clairement mis à jour. Y compris celui de redonner aux "chefs traditionnels" leur pouvoir sur la vie de la population un jeu qui a servi longtemps aux autorités coloniales à contrôler la population rurale. Mais c'est cela, sous l'égide de Kabbah et du chef de guerre qui est son allié, que le gouvernement de Londres appelle "démocratie".
Reste à savoir quelles sont les forces que Londres compte mettre dans la balance pour arriver à ses fins. En novembre, un nouveau contingent de 600 marines a été envoyé afin de mettre en place ce que Blair appelle "un groupe amphibie d'intervention rapide". Puis au début décembre, une unité forte de 200 hommes a été remplacée par un contingent de Gurkhas bien plus important. Or, l'armée britannique se sert traditionnellement des Gurkhas dans les opérations de contre-guerilla menées dans des conditions difficiles.
De telles forces ne peuvent suffire à arrêter la guerre civile. Pour cela il faudrait une intervention à une toute autre échelle qui comporterait des risques politiques en Afrique comme en Grande-Bretagne que Blair n'est sans doute pas prêt à prendre. Mais le contingent actuel est suffisant, et il l'a prouvé, pour s'assurer que l'homme de l'impérialisme anglais, Kabbah, conserve le pouvoir face aux tentatives de groupes mal armés et dispersés dans le pays. Surtout il permet à l'impérialisme anglais d'être sûr de présider à toute tentative de règlement et d'y imposer ses termes.
Un enjeu caché - le monopole de De Beers
L'une des raisons pour lesquelles le gouvernement Blair s'est montré si discret sur son intervention en Sierra Leone, lui qui d'ordinaire trompette à tous vents le moindre de ses faits et gestes (quitte à user des mensonges les plus éhontés, d'ailleurs), c'est que ses motifs sont très peu avouables. Ce ne sont pas les atrocités qui sont commises en Sierra Leone qui perturbent le sommeil des dirigeants travaillistes, mais bien plutôt les menaces que la guerre civile dans ce pays fait peser sur les intérêts d'un puissant groupe sud-africain dont le siège est à Londres, où il est l'un des plus beaux fleurons de la City le groupe diamantaire De Beers.
L'empire De Beers est contrôlé par une holding financière discrètement installée au Luxembourg, dont les propriétaires sont les membres d'une famille sud-africaine, les Oppenheimer. Les mêmes Oppenheimer contrôlent par ailleurs le géant minier sud-africain Anglo-American. De Beers et Anglo-American ont construit leur fortune non pas seulement sur les diamants, mais sur tous les minerais sud-africains et en grande partie grâce à l'apartheid. Mais dans le domaine des diamants, De Beers a construit un monopole mondial. Non seulement il possède ou contrôle des mines en Afrique du Sud, au Botswana, en Namibie et en Tanzanie (et, jusque dans les années quatre-vingt, en Sierra Leone) et exerce de ce fait un quasi-monopole régional sur la collecte des diamants, mais surtout De Beers dispose d'un réseau mondial au travers duquel il contrôle l'achat des pierres brutes auprès des producteurs (contrôle qui s'étendait même à l'URSS à l'époque où celle-ci existait encore). Ce réseau d'achat alimente un stock situé à Londres, grâce auquel De Beers peut peser sur le marché du diamant brut dans le sens qu'il souhaite, simplement en mettant plus ou moins de pierres en circulation. Pour donner un ordre d'idée de ce stock, sa valeur était estimée à 4 milliards de dollars à la fin de 1999. Aujourd'hui, De Beers contrôle encore plus de 60 % des transactions de diamants bruts, dont la valeur annuelle est estimée à 7 milliards de dollars.
Pour De Beers, le fait d'imposer son monopole d'achat dans certains pays africains comme la Sierra Leone était d'autant plus facile que cela ne nécessitait pas de gros investissements. Les diamants y étant collectés manuellement dans des boues alluviales, il suffisait de s'assurer du contrôle des régions diamantifères. Lorsque des pays comme l'Angola, le Libéria ou la Sierra Leone se trouvèrent pris par des guerres empêchant l'opération normale de ses activités, il lui a suffi de traiter avec les bandes armées qui contrôlaient les régions diamantifères, quelles qu'elles fussent. Cela faisait un intermédiaire de plus qu'il fallait payer, mais sans pour autant remettre en cause son monopole. Et bien qu'un épais voile de secret recouvre les activités de De Beers, on a pu se rendre compte de loin en loin que le groupe se souciait fort peu du fait que les diamants qu'il achetait servent à fournir des fonds à des chefs de guerre, pour se payer des armes ou pas. C'est ce que révéla par exemple le scandale soulevé en 1992 par la révélation que De Beers avait acheté pour 14 millions de dollars de diamants à des groupes armés angolais.
Tant que De Beers conserve son monopole sur l'achat des pierres, seule une faible quantité de pierres "terroristes" ou "illégales", comme les appelle l'ONU, c'est-à-dire vendues en contrebande par des groupes armés qui luttent contre les autorités de leur pays, échappe au stock londonien de De Beers. Et cette faible quantité ne peut guère affecter de façon sensible les cours mondiaux.
Seulement De Beers a un problème : le groupe est confronté aujourd'hui à des concurrents, qu'il s'agisse de grands groupes miniers comme le groupe australien BHP ou le groupe britannique RTZ, qui voudraient bien mettre son monopole à bas, ou de beaucoup plus petits groupes comme Branch Energy et Diamond Works (deux groupes anglo-canadiens opérant en Sierra Leone) qui, eux, ne visent pas si haut, mais cherchent seulement à se tailler la part du lion dans le domaine risqué de la contrebande de diamants "illégaux" en ayant recours à leurs propres hommes de main sur le terrain. Mais du coup ces "cow-boys" du diamant menacent d'écorner le monopole de De Beers et de rendre la tâche plus facile à ses plus gros rivaux. Qui plus est, ils contraignent De Beers à faire baisser les prix du marché pour leur couper l'herbe sous le pied, ce qui veut dire un manque à gagner.
D'où l'adoption par De Beers d'une attitude soudainement très moraliste quant à l'origine des diamants bruts. Et comme par hasard, c'est au même moment que l'ONU et les grandes puissances occidentales se lancent dans une campagne visant à imposer un système de certificats d'origine très réglementé pour les diamants bruts, de façon à interdire le commerce des pierres "illégales".
De la part de l'ONU et des dirigeants impérialistes, il s'agit là bien sûr de pure hypocrisie. Comme le montre très bien le rapport produit par les experts de l'ONU eux-mêmes en décembre dernier, le marché des pierres brutes est si bien organisé et hors d'atteinte des autorités qu'il se prête à toutes les contrefaçons. Et puis, qui empêchera un acheteur de pierres brutes d'acheter une pierre sans certificat proposée à plus bas prix dès lors qu'une fois taillée, il sera pratiquement impossible de déceler à coup sûr l'origine de cette pierre ?
Pour De Beers, en revanche, un tel système peut présenter bien des avantages et résoudre ses problèmes à court terme. Car, dans la mesure où ce groupe contrôle l'essentiel des canaux par lesquels les pierres brutes sont commercialisées, il est aussi le mieux placé pour délivrer des certificats d'origine. Déjà De Beers a pris les devants en se présentant comme le champion de la moralisation du commerce des pierres brutes. Un système de certifications pourrait aider le groupe à obliger les "cow-boys" à trouver un arrangement avec De Beers en échange des certificats dont ils ont besoin.
Bien sûr, les grands trusts impérialistes préfèreraient pouvoir compter sur des forces politiques fiables et stables dans les zones qu'ils exploitent. Mais la dégradation de la situation dans les pays pauvres est telle que le temps des dictatures stables est révolu. Alors les grands trusts comme De Beers se sont adaptés. Ils ont appris à traiter avec les bandes armées et à en tirer profit. Il n'y a que la population qui ne peut pas s'adapter, parce que, elle, c'est avec son sang qu'elle paie cette instabilité.
Aux racines de la guerre civile
Pour les dirigeants impérialistes, accuser la contrebande de diamants d'être cause de la guerre civile est évidemment une façon de détourner l'attention des véritables causes, et en particulier de leurs propres responsabilités vis-à-vis de la population qui subit le martyre de cette guerre.
Mais il faut dire que l'impérialisme n'a que du mépris pour ces populations. Même les représentants de l'intelligentsia libérale britannique n'ont pas une autre attitude. Ainsi The Guardian, quotidien représentant ce milieu, décrivait ainsi Foday Kallay, le leader des West Side Boys, responsables de l'enlèvement des soldats britanniques en août dernier : "une bien piètre figure, vêtue en tout et pour tout d'un T-shirt Calvin Klein sale et de sous-vêtements... Il regrettait tout, disait-il... D'autant qu'il insistait sur le fait qu'il avait été sur le point de relâcher les soldats... Pourtant ce n'était pas l'impression des négociateurs lorsque ce leader saoûl exigeait en marmonnant le départ du gouvernement et la libération de prison de ses camarades criminels".
Ce que les journalistes du Guardian ignorent, ou ne veulent pas voir, c'est que la Sierra Leone, comme tant d'autres pays où la pauvreté a dévasté la société, est pleine de Foday Kallay. Dans ce pays, il est pratiquement impossible de trouver un travail rémunéré. Plus de 70 % de la population vivent en dessous du seuil de pauvreté. Les jeunes chômeurs ont toujours été une source de recrues aussi bien pour l'armée que pour les seigneurs de guerre. La frontière entre la criminalité et la survie n'est pas toujours bien tranchée pour ceux qui sont pris entre les exactions des bandes armées et une misère sans issue, surtout quand c'est l'ensemble de la société qui s'écroule autour d'eux, avec toutes ses institutions et infrastructures collectives.
De même, les "enfant-soldats" qui ont horrifié les médias occidentaux ne sont guère des "enfants" portant une arme. Car dans le contexte d'écroulement social que connaît la Sierra Leone, ces enfants-là assument le plus souvent ce que l'on appelle en Occident des "responsabilités d'adultes" depuis bien longtemps, parce qu'en l'absence de familles, c'est à l'aîné, même s'il n'a que douze ou quatorze ans, de trouver de quoi manger pour ses cadets, voire pour les anciens, et au besoin de les défendre les armes à la main, s'il peut en trouver.
Dans les pays les plus pauvres d'Afrique, cela fait longtemps que la "vie familiale" et la "vie villageoise" ont été brisées par la confiscation des terres au profit des grandes exploitations industrielles destinées à satisfaire les besoins des trusts impérialistes, ou parce qu'on a chassé les habitants des régions riches en minéraux, comme c'est le cas d'une partie des bassins diamantifères de Sierra Leone, ou encore tout simplement par le jeu de l'exode rural. La guerre civile n'a fait qu'aggraver cette situation. Mais cette décomposition sociale a fourni un terreau fertile aux sergents recruteurs des chefs de guerre.
Ce qui alimente ces guerres qui n'en finissent plus d'éclater d'un bout à l'autre de l'Afrique, c'est avant tout la misère des populations. Mais ces guerres civiles, en aggravant encore plus la situation de ces populations, ne font qu'en préparer d'autres.
En Sierra Leone, en admettant même que la guerre civile prenne fin rapidement, et rien n'est moins sûr, combien de temps faudra-t-il pour compenser la destruction parfois totale de villes entières et pour redonner une vie normale au 700 000 réfugiés intérieurs, aux 100 000 réfugiés au Libéria, aux 400 000 réfugiés en Guinée ? Sans parler des plaies profondes que la guerre civile laissera inévitablement entre ethnies, régions, voire entre villages, parce que les chefs de guerre auront cherché à les dresser les uns contre les autres à un moment ou un autre de la guerre.
L'intervention britannique vise sans doute à restaurer la "paix", ou plutôt l'"ordre" en Sierra Leone. Mais l'ordre qu'elle vise à restaurer est celui du pillage impérialiste, un ordre qui permette aux grands trusts comme De Beers de reprendre en toute tranquillité leur exploitation des richesses naturelles du pays et de sa population. Et cet ordre-là ne peut pas permettre à la population de sortir de la misère terrible qui l'a plongée dans la guerre.