Quand la gauche wallonne se faisait le champion du fédéralisme

Drucken
février 2008

Si la droite flamande apparaît aujourd'hui particulièrement agressive dans ses revendications particularistes, la gauche wallonne a joué elle aussi un triste rôle dans la montée du régionalisme en Belgique. Ce fut en particulier le cas lors de deux grandes crises politiques qui ont secoué le pays à dix ans d'intervalle, en 1950-51 et en 1960-61.

La première de ces crises concerna ce qu'on a appelé la « question royale ». En mai 1940, le roi Léopold III, commandant en chef de l'armée, après avoir capitulé devant l'armée allemande, était resté en Belgique, alors que son gouvernement, parti en exil le déclarait « incapable de régner ». Son attitude jugée comme de la collaboration passive avec l'occupant allait éroder fortement sa popularité. Emmené en Allemagne en 1944, il s'était retiré en Suisse après la fin de la guerre. Entre temps, la régence du royaume avait été confiée à son frère. En mars 1950, un référendum fut organisé sur la question du retour du roi. 57,7 % des Belges votèrent pour. Mais seulement 42 % en Wallonie (48,16 % dans l'arrondissement de Bruxelles), alors que le « oui » était largement majoritaire en Flandre. En fait, à y regarder de plus près, ces différences étaient bien plus déterminées par des raisons sociales que par des raisons linguistiques. C'est dans les régions ouvrières que le « non » fut le plus vigoureux. En Flandre, c'est Anvers qui donna le plus faible pourcentage de « oui ». En Wallonie quatre arrondissements sur treize se prononcèrent pour le « oui ».

Les partis de gauche déclenchèrent une campagne de protestations contre le retour du roi. Même pas pour exiger une forme républicaine de gouvernement (ce qui n'aurait fait, bien sûr, que changer la forme de la domination capitaliste), mais pour demander qu'un autre membre de la famille royale monte sur le trône de Belgique.

La crise atteignit son point culminant en juillet 1951. Léopold III était revenu à Bruxelles le 22. Quatre jours plus tard, la grève était générale dans la région liégeoise. L'émotion monta encore d'un cran le 30, lorsque l'intervention de la gendarmerie y fit quatre morts lors d'un meeting.

La gauche décida d'organiser une marche sur Bruxelles, pour exiger le départ du roi. Dans cette situation, Léopold III se résigna finalement à abdiquer en faveur de son fils aîné, Baudouin.

Un des dirigeants de la FGTB (la Fédération générale du travail de Belgique, syndicat qui se définissait lui-même comme socialiste), André Renard, dont le fief était constitué par la métallurgie liégeoise, se fit particulièrement remarquer au cours de cette crise en proposant la formation d'un gouvernement séparatiste wallon, projet que l'abdication de Léopold III envoya aux oubliettes.

Dix ans plus tard, le même Renard devait jouer un rôle déterminant dans le déroulement de ce qu'on appela « la grève du siècle ».

En 1960, la Belgique était gouvernée par un cabinet de droite, présidé par Gaston Eyskens (social-chrétien), le Parti socialiste étant dans l'opposition depuis sa défaite électorale du mois de septembre. Ce gouvernement voulut faire appliquer un plan d'austérité connu sous le nom de « loi unique », qui était une véritable déclaration de guerre à tous les travailleurs de Belgique.

André Renard, secrétaire général-adjoint de la FGTB, incarnait un courant qui se voulait de gauche, insistant sur la nécessité des « réformes de structure » qui figuraient dans le programme syndical depuis 1954. Il était évidemment la coqueluche de la plupart des groupes et des militants d'extrême gauche.

Le 16 décembre 1960, au comité national de la FGTB, Renard présenta une motion évoquant la préparation d'une grève générale contre la loi unique, qui frôla la majorité. Mais c'est la Centrale des services publics (branche de la FGTB) qui donna le signal de la lutte, en appelant à une grève illimitée à partir du 20 décembre, jour où la « loi unique » devait être présentée à la Chambre des députés. La grève s'étendit comme une traînée de poudre dans toutes les branches professionnelles.

La Confédération des syndicats chrétiens (CSC), tout en critiquant certains aspects de la « loi unique », prit position contre la grève, d'autant que le cardinal Van Roey, primat de Belgique, publia une déclaration qui affirmait que « les grèves désordonnées et déraisonnables auxquelles nous assistons à présent doivent être réprouvées et condamnées par tous les honnêtes gens et tous ceux qui ont encore le sens de la justice et du bien commun ». Cette prise de position souleva un tollé à la base de la CSC. Plusieurs centrales syndicales chrétiennes, en Wallonie, comme en Flandre où elle est majoritaire, s'engagèrent dans la grève, en opposition avec leur Confédération.

Dès le 23 décembre, les organisations régionales de la FGTB de Liège et de Namur avaient appelé à la grève générale. Mais la direction de la FGTB se refusa en tant que telle à suivre cet exemple. Elle ne condamnait pas non plus le mouvement. Pas plus que le Parti socialiste, qui n'était pas mécontent de voir dans la difficulté une droite qui l'avait évincé du gouvernement. La direction de fait de la grève était assurée par un comité de coordination des « régionales » syndicales wallonnes mis en place par Renard.

Contrairement à ce qui a souvent été dit par la suite, bien que l'influence de la CSC et du catholicisme y était grande, la Flandre s'engagea dans le mouvement, largement suivi au départ à Anvers et à Gand.

Le gouvernement Eyskens choisit de laisser pourrir la situation. La gendarmerie belge fit trois morts parmi les manifestants ouvriers. La grève se prolongeait, mais il était clair que si le gouvernement campait sur ses positions, il fallait chercher une issue politique à la crise.

L'idée d'une marche sur Bruxelles commençait à se répandre parmi les grévistes les plus radicaux, qui se souvenaient du précédent de 1951 ayant contraint Léopold III à l'abdication. Mais cette fois-ci, et les dirigeants du Parti socialiste et ceux de la FGTB (y compris Renard) déclarèrent qu'une telle initiative serait une aventure politique condamnable. Cependant, face à un gouvernement qui jouait la montre, en pariant justement sur le fait que ni le Parti socialiste ni la FGTB n'oserait appeler les travailleurs à le renverser, la grève ne pouvait pas se poursuivre indéfiniment.

Le 22 janvier, après trente-quatre jours de grève, et après que le Parlement eut adopté la « loi unique », les « régionales » wallonnes de la FGTB décidaient de « suspendre » la grève, c'est-à-dire d'y mettre fin.

Sous prétexte que la grève avait d'abord faibli en Flandre (que la coordination des « régionales » wallonnes avait abandonnée à son sort), Renard, en guise de perspective politique, relança sa propagande fédéraliste. Alors que la bourgeoisie et le gouvernement belges s'attaquaient à l'ensemble des travailleurs wallons et flamands, il proposait aux travailleurs wallons de défendre leurs emplois et leurs salaires dans le cadre de la seule Wallonie, présentant les travailleurs flamands comme responsables de l'échec du mouvement. Il appela à la construction d'un Mouvement populaire wallon (MPW), dont les membres pourraient avoir une multi-appartenance (PS, FGTB et MPW).

Le MPW connut un incontestable succès populaire en Wallonie. Mais la revendication du fédéralisme prit très vite le pas sur les « réformes de structure » que Renard présentait pourtant comme essentielles. Et après sa mort prématurée en 1962, à 51 ans, le MPW glissa de plus en plus ouvertement à droite.

Mais l'extrême gauche belge, essentiellement représentée par les militants du Secrétariat international de la IVème internationale (SI), qui devait devenir le Secrétariat unifié en 1963, ne joua pas un rôle glorieux dans le lancement du MPW. Depuis 1952, la politique du SI était placée sous le signe de « l'entrisme sui generis », censé permettre aux militants trotskystes d'influencer les sociaux-démocrates de gauche (ou les militants des PC, dans les pays où ceux-ci étaient majoritaires dans le mouvement ouvrier). Les adhérents du SI en Belgique (dont le plus connu était Ernest Mandel) militaient donc au sein du PSB et, pour les plus jeunes, des JGS (Jeunes gardes socialistes).

Après la création du MPW, Mandel écrivait à ses camarades (d'après les mémoires d'un d'eux, Georges Dobbeleer) : « Il ne faut entretenir aucune illusion quant à la possibilité pratique du MPW d'arracher le fédéralisme, sans parler des réformes de structure anticapitalistes. Cependant le MPW se confond pour l'essentiel avec l'aile la plus combative des syndicalistes et des masses laborieuses de Wallonie (...). Nous recommandons donc à tous les amis wallons d'entrer au MPW, à prendre même l'initiative d'en constituer des sections locales, là où ils peuvent le faire ».

Mandel lui-même devait constater quelques années plus tard : « En Flandre, l'identification du MPW avec un wallingantisme ombrageux cassa net l'évolution vers la gauche de dizaines de milliers de grévistes de décembre 1960 ».

Les militants du SI se condamnaient ainsi à un impossible grand écart entre leur défense du fédéralisme wallon (qui les amènera en 1965 à militer au sein d'un « Parti wallon des travailleurs », après leur exclusion du PSB) et - trotskysme oblige, tout de même - l'affirmation de leur solidarité avec les travailleurs flamands.

Mais si, au début des années soixante, la Wallonie était encore la région économiquement la plus développée, donc la plus ouvrière de la Belgique, état de fait sur lequel André Renard s'appuyait pour justifier ses prises de position fédéralistes, un demi-siècle plus tard, la situation s'est inversée au profit de la Flandre. Et, retour de bâton de l'histoire, il se trouve malheureusement en Flandre autant de démagogues qu'il y en eut en Wallonie (même si socialement et politiquement ils se situent sur un autre terrain) pour développer la politique du « il n'y a pas de raison de payer pour les autres ».

16 janvier 2008