Les deux articles publiés ci-dessous sont extraits du dernier numéro du Pouvoir aux Travailleurs, mensuel trotskyste édité en Côte-d'Ivoire. Le numéro est daté du 5 août 2005.
Un certain nombre de faits survenus depuis la rédaction de ces textes montrent de plus en plus clairement que l'opposition à Gbagbo, principalement les partis qui se revendiquent de Bédié et d'Alassane Ouattara, ainsi que des militaires sécessionnistes qui occupent le nord du pays, n'a pas l'intention de participer aux élections annoncées pour le 30octobre. Elle a bien des raisons de penser que ces élections organisées sous l'égide de Gbagbo ne pourront être que truquées.
Dans ces conditions, si Gbagbo organise quand même des élections, le résultat en sera aussitôt contesté étant donné que ses principaux opposants n'y auront pas participé. S'il les repousse, l'opposition parlera de "vide du pouvoir", le mandat de Gbagbo étant arrivé à son terme. Les deux éventualités aggraveront la crise militaro-politique actuelle.
Par ailleurs, l'hypothèse formulée dans ces articles, qu'à l'intérieur même du camp de Gbagbo il y a des candidats à un putsch militaire, a été confirmée par les déclarations faites par Mathias Doué, le 19 août. Prudemment à l'abri à l'étranger -on ne sait où-, il a fait une déclaration fracassante pour dire qu'il était décidé à faire partir le président Gbagbo "par tous les moyens". L'homme, récemment encore chef d'état-major de l'armée ivoirienne, écarté par Gbagbo, est un des généraux les plus connus de l'armée ivoirienne. Par ailleurs, formé à Saint-Cyr-Coëtquidan et Hambourg, il est un des rares généraux que les grandes puissances connaissent et qui est donc susceptible de trouver des appuis de ce côté-là. Du moins, si le coup d'État réussit. D'autres hauts gradés vivant en exil ont annoncé qu'ils sont d'accord avec l'ancien chef d'état-major. Mais pour le moment, cela en reste à des déclarations individuelles, sans signe visible de ralliement dans le camp loyaliste.
L'armée dans son ensemble est soumise aux mêmes forces contradictoires que celles qui déchirent la caste politique. Faut-il rappeler qu'elle est déjà coupée en deux armées opposées, celle qui soutient Gbagbo, le chef d'État en titre, et qui contrôle le sud du pays, et celle qui occupe le nord ? Mais, à l'intérieur même de la zone sous contrôle de Gbagbo, l'armée subit les contrecoups de la démagogie ethniste des dirigeants. Et bien malin qui pourrait dire quel est le chef militaire capable de l'unifier derrière lui, si même il est possible de l'unifier autour d'un projet, fut-ce celui d'un putsch militaire.
Le nouveau chef d'état-major de l'armée, le général Philippe Mangou, a pris en tout cas la déclaration de Mathias Doué suffisamment au sérieux pour faire la tournée des casernes dans le but de préserver l'unité de l'armée officielle et sa loyauté à l'égard de Gbagbo.
Les deux camps qui se partagent le pays se mobilisent en tout cas, et pas seulement sur le terrain politique.
Guillaume Soro, le chef politique le plus connu des sécessionnistes du Nord, multiplie les démonstrations de force dans Bouaké, la principale ville qu'il contrôle. Au Sud, l'armée officielle montre ostensiblement sa présence dans les quartiers populaires et les "corridors" d'Abidjan.
Et, plus dangereux encore, peut-être, les milices de Gbagbo sont de plus en plus actives et se déploient non seulement un peu partout à Abidjan, mais aussi dans d'autres villes comme Yamoussoukro, Toumoudi, San Pedro, etc. Elles paradent ostensiblement dans plusieurs quartiers populaires de la capitale.
S'agit-il d'une mobilisation préventive, destinée à s'opposer à une éventuelle offensive déclenchée par la fraction rebelle de l'armée ? La mobilisation annonce-t-elle, au contraire, une offensive de l'armée loyaliste contre le Nord avec pour objectif de réduire la sécession avant la date prévue pour les élections ? Dans les deux cas, les milices gbagbistes mobilisées s'en prendront inévitablement aux opposants dans la capitale. Cela signifie non seulement l'arrestation, voire l'assassinat des dirigeants de l'opposition, la mise à sac de leur presse, comme cela s'est déjà produit à plusieurs reprises au cours des derniers mois, mais cela représente aussi des pas supplémentaires pour pousser à la guerre ethnique dans les quartiers populaires.
Le camp de Gbagbo dissimule bien souvent sa démagogie ethniste derrière des déclarations contre le rôle de l'ancienne puissance colonisatrice, la France, et contre Chirac. Cette démagogie purement verbale, alors que celle contre les ethnies du Nord a des conséquences mortelles, ne peut qu'être confortée par ce qui se passe en France. En particulier, les incendies que l'on sait à Paris dans deux immeubles habités en majorité par des Ivoiriens exacerbent l'hostilité à la France, comme à tous les Français présents sur le sol ivoirien.
Mais si un certain nombre de cadres de grandes sociétés ou de petits bourgeois, partis en Côte-d'Ivoire pour faire fortune et qui y sont retournés après les manifestations contre la présence de l'armée française de novembre 2004, risquent de payer pour les infamies passées et présentes de l'impérialisme français, bien plus lourde est la menace d'affrontements ethnistes qui risquent de faire autrement plus de victimes et pour l'essentiel dans les classes populaires.
Et pendant que monte l'agitation guerrière, s'aggrave la situation des classes pauvres. Les prix des produits de première nécessité augmentent d'autant plus que les déplacements deviennent plus difficiles et que les paysans apportant quelques produits en ville sont systématiquement rackettés.
Cela fait plusieurs années que les entreprises sont de plus en plus nombreuses à réduire leurs effectifs ou à fermer, en raison de l'état de guerre depuis 2002, mais aussi en raison de la situation économique internationale. Mais le mouvement s'accélère depuis quelques semaines. En prévision d'une dégradation prévisible de la situation, des entreprises qui continuaient encore leurs activités ferment ou, au meilleur des cas, "lock-outent" leurs ouvriers en attendant des jours meilleurs, une fois passée la date prévue pour les élections. Nombre de patrons et de hauts cadres, après avoir envoyé leurs familles sous des cieux plus cléments, commencent à leur tour à quitter le navire.
Aux hausses de prix et au chômage s'ajoute pour les classes populaires l'aggravation de l'insécurité au quotidien du fait de l'envolée du banditisme officiel ou officieux des militaires et des miliciens et du banditisme tout court.
16 septembre 2005
Leurs guerres et la nôtre
Plus s'approche la date prévue pour l'élection présidentielle, plus il apparaît évident que cette élection ne constituera pas la fin de la crise qui déchire le pays mais l'annonce de nouvelles catastrophes. Que l'élection puisse se dérouler à la date prévue du 30octobre ou pas, la guerre que mènent les clans qui se disputent le pouvoir sera relancée avec toutes ses conséquences dramatiques pour la population.
Si l'élection a lieu, quel qu'en soit le résultat, les vaincus n'accepteront pas le résultat et accuseront le vainqueur de tricherie. Ils n'auront pas de mal à trouver des exemples pour appuyer leurs accusations. Et surtout, ils auront les moyens de refuser le résultat car les deux camps sont armés et aucun n'a l'intention de lâcher les armes. Ils ne savent que trop bien que ce sont les armes qui assurent le pouvoir et pas les urnes.
La guerre qu'ils se préparent à aggraver n'est pas la nôtre, ouvriers, employés, chômeurs, petits paysans, petits marchands. Depuis trois ans qu'elle dure, nous en subissons déjà les conséquences douloureuses : des morts, des blessés, des ruines, mais aussi, l'insécurité permanente, les rackets, la misère qui devient de plus en plus difficile à supporter. Et aussi, la peur, la méfiance des uns vis-à-vis des autres, à l'intérieur même des quartiers populaires, dans la même cour, entre voisins. Qui, dans les classes populaires, n'en a pas assez de cette situation ? Qui est assez inconscient pour souhaiter que cela dure ?
Les chefs des clans politiques et leurs sous-fifres, Gbagbo et les siens d'un côté, Ouattara et Bédié momentanément alliés dans le G7 de l'autre, voudraient bien nous enrôler, les uns et les autres, suivant nos sympathies politiques ou nos ethnies, dans leurs camps respectifs. Ils voudraient bien que leurs armées et leurs milices soient soutenues par un nombre croissant d'entre nous. Ils voudraient bien nous transformer en fantassins de leurs causes respectives.
Mais dans une guerre, seuls les généraux de l'un des camps ou de l'autre peuvent gagner. Jamais les fantassins. Aux petits soldats les morts, les blessés, les souffrances. Aux généraux vainqueurs, le pouvoir et la richesse qui va avec. Mais qu'est-ce que cela changera pour nous que l'un ou l'autre l'emporte ?
Que ce soit Gbagbo qui sorte victorieux des affrontements à venir ou que ce soient Ouattara et Bédié ou encore qu'un quelconque militaire émerge comme quatrième larron après un coup d'État, il n'y aura toujours pas de travail pour tous, les salaires seront toujours aussi bas, les villages seront toujours aussi pauvres et les dirigeants continueront à engloutir l'argent de l'État, au lieu de le consacrer à la santé publique, aux hôpitaux, aux équipements indispensables comme l'eau potable ou des canalisations correctes dans les quartiers populaires.
Oui, nous savons tous, en réfléchissant posément, qu'aucun de ces dirigeants ne changera notre sort. L'un d'entre eux est au pouvoir, les deux autres y sont passés, sans que cela change la vie des classes populaires. Alors, pourquoi mourir pour eux ? Pourquoi s'entre-tuer ?
Pendant qu'ils essayent de nous passionner pour leur guerre à eux, en dressant les uns contre les autres ceux d'entre nous qui sont nés au Sud et ceux d'entre nous qui sont nés au Nord, les soi-disant vrais Ivoiriens contre les étrangers, ils mènent ou laissent se dérouler une autre guerre contre nous tous, celle menée par les riches et l'État contre les classes populaires.
Les patrons des entreprises qui continuent à fonctionner licencient et bloquent les salaires quand ils ne les diminuent pas pendant que les prix augmentent. L'État lui-même a imposé, rien que cette année, deux hausses de prix du pétrole qui font augmenter le prix des transports collectifs. Même quand on garde le même salaire ou la même recette pour les petits marchands ou pour le paysan pauvre, on vit de plus en plus mal avec la même somme. D'autant plus mal que tous les parasites qui ont la moindre autorité, à commencer par les corps habillés, prélèvent de plus en plus sur le peu qui reste aux pauvres. Qu'est-ce donc tout cela, si ce n'est une guerre, une véritable guerre, contre les classes populaires ? Une guerre où les pauvres meurent, aussi sûrement que par balles, de faim, de malnutrition, de maladies que l'on pourrait éviter si on avait une hygiène publique et des logements corrects et que l'on pourrait guérir si on avait de l'argent.
Face à l'État, face aux patrons, face aux riches, nous ne pourrons nous défendre que tous ensemble, travailleurs et chômeurs, quelle que soit notre ethnie. Tous ceux qui essayent de nous dresser les uns contre les autres, de nous entraîner dans une guerre ethnique stérile, sont des criminels, pires que les assassins. Ils ne se contentent pas de tuer eux-mêmes -ils veulent nous transformer, à notre tour, en tueurs. Il faut rejeter leurs propagandes, leurs mensonges remplis du poison de la haine ethniste et xénophobe.
Pour les classes laborieuses, pour ceux qui font vivre la société et dont le travail n'enrichit que les capitalistes et les grands mangeurs de l'État et ses petits parasites, il n'y a qu'une seule guerre juste, une seule guerre féconde : celle qu'il leur faudra apprendre à mener, d'abord pour se défendre, pour imposer des conditions de vie meilleures, mais aussi pour changer le système économique et social afin qu'un jour les richesses ne soient pas accaparées par une minorité mais qu'elles profitent à tous.
Et cette guerre-là, contre ceux qui sucent le sang des classes populaires, nous ne pouvons la mener efficacement que tous ensemble, travailleurs et pauvres de toutes origines.
"Paix entre nous, guerre aux tyrans !" (L'Internationale)
Sur le seul plan de la légalité constitutionnelle, l'organisation de l'élection présidentielle à la date prévue du 30 octobre est d'ores et déjà compromise puisque l'article 11 de la constitution prévoit que "...la liste électorale doit être publiée trois mois au plus tard avant les élections, par voie d'affichage dans tous les lieux de vote afin de permettre leur consultation par les électeurs". Le délai est passé depuis le 31 juillet. Non seulement les listes électorales ne sont pas affichées, mais les vieilles listes électorales n'ont pas même été dépoussiérées alors qu'elles datent de 2000. Et depuis, non seulement toute une génération de jeunes a atteint l'âge de voter, mais il y a eu surtout les grands déplacements de populations consécutifs à la rébellion militaire de 2002, à la partition du pays, aux affrontements, à l'état de guerre. Autant dire que les anciennes listes laissent la porte ouverte à toutes les manipulations.
Bien sûr, il y a eu suffisamment de tripatouillages de la Constitution au cours des dernières années pour qu'il soit possible de trouver un artifice juridique de plus susceptible de lever les obstacles. Il faudrait cependant que les camps en présence se mettent d'accord et qu'ils veuillent que les élections aient lieu. Mais en ont-ils envie ? Ou plutôt, y ont-ils intérêt ?
Il faut être un naïf sans espoir pour croire les dirigeants politiques des divers bords lorsqu'ils affirment que leur souci est "la démocratie" ou "l'expression de la volonté populaire". C'est pour le pouvoir qu'ils se battent. Ils n'ont que faire de la volonté populaire. Bédié comme Ouattara avaient été parmi les principaux dirigeants du temps de Houphouët et de sa dictature. Les prendre pour des "démocrates" est tout simplement risible. Mais Gbagbo montre, depuis qu'il est au pouvoir, en téléguidant les actions de son armée, de ses milices, de ses escadrons de la mort, en les tolérant en tout cas, en aggravant la démagogie ethniste, l'idée qu'il se fait de la démocratie.
Ce n'est donc pas à partir de leurs discours qu'on peut raisonner pour tenter de prévoir l'évolution de la situation politique, mais sur les intérêts respectifs des clans rivaux.
Des trois principaux antagonistes connus de la lutte pour le pouvoir -car il y en a peut-être d'autres, du côté de la hiérarchie militaire ou du côté des seconds couteaux, genre Guillaume Soro ou Blé Goudé ou encore du côté du candidat suscité par le chef de l'État pour diviser le PDCI- c'est sans doute Gbagbo qui a le plus intérêt à ce que l'élection présidentielle se déroule le 30 octobre. Il tient le pouvoir. Il peut peser sur le résultat de l'élection. S'il la gagne, fut-ce par la tricherie, le bourrage des urnes ou la terreur de ses milices ethnistes, il y gagne une nouvelle légitimité. Cela ne suffirait pas pour réduire l'opposition des Forces nouvelles qui n'accepteraient évidemment pas les résultats. Mais cela lui permettrait de se poser en homme qui a respecté les conditions posées par les grandes puissances et par les États africains, à Marcoussis, à Accra ou à Pretoria. Et de revendiquer, sur cette base, la levée de l'embargo sur les armes pour son camp et un soutien international pour réduire le Nord et pour mettre fin à la division du pays -à son profit.
Gbagbo est donc sincère lorsqu'il affirme -comme il l'a fait encore dans son discours du 7août, jour anniversaire de l'indépendance- qu'il veut que l'élection présidentielle ait lieu à la date prévue du 30 octobre. À condition cependant qu'on lui laisse les moyens de la gagner. Mais si on le prive de ces moyens, s'il a des raisons de penser qu'il court le risque de perdre l'élection, qui peut parier qu'il voudra prendre le risque quand même ? Qu'il ne sera pas tenté de prolonger son mandat s'il a l'appui de l'armée, secondée par sa milice -ou qu'il n'y sera pas poussé par tous ceux qui tirent profit de sa présidence ?
Pour des raisons symétriques, les G7 n'ont aucune envie d'une présidentielle avec Gbagbo comme grand maître de la cérémonie. Ils ne s'en cachent pas. Les Soro et compagnie sont devenus d'un seul coup des partisans pointilleux de la Constitution -eux pourtant qui exercent le pouvoir en vertu d'un putsch bien peu "constitutionnel"- et brandissent déjà l'article11 qui rend l'organisation de la présidentielle à la date du 30octobre impossible. Les dirigeants du G7, RDR en tête, annoncent qu'il y aura un "vide constitutionnel" à partir de cette date-là, en arguant du fait que si le 30 octobre il est impossible d'élire un nouveau président, celui qui est en place perd sa légitimité. Ce qui s'impose alors, disent-ils, c'est une "transition politique", c'est-à-dire un pouvoir transitoire neutre qui se donne le temps d'organiser des élections en donnant les mêmes chances à tous les candidats. Et le journal Patriote qui exprime le point de vue du RDR se perd déjà en conjectures pour esquisser le portrait robot d'une personnalité neutre, religieuse par exemple, présumée non candidate à la présidence, qui pourrait organiser une élection présidentielle "honnête". Ce à quoi la presse favorable à Gbagbo réplique que si l'élection ne peut pas être organisée le 30octobre, le mandat du président en place est automatiquement prolongé jusqu'à ce que l'élection puisse être organisée et que le président nouvellement élu prenne ses fonctions. Façon de préparer deux fers au feu pour prolonger le pouvoir FPI.
À hypocrite, hypocrite et demi. Chacun jure ses grands dieux de respecter les accords de Marcoussis, tout en dénonçant le rival qui ne les respecte pas. Mais le problème n'est pas, là encore, dans les arguties juridiques. Il est le même qu'au lendemain de la coupure de l'appareil d'État en deux. Les Forces nouvelles n'ont pas commencé les premiers pas des trois aspects du DDR (désarmement, démobilisation, réinsertion). Les pré-regroupements des éléments de l'armée du Nord, prescrits par les accords pour préparer le désarmement, n'ont pas eu lieu à l'échéance prévue. Les dirigeants du Nord savent fort bien que garder les armes est leur seule garantie. Quant à Gbagbo, il n'a pas l'intention de désarmer ses "milices patriotiques". Il ne veut pas se priver du point d'appui que ces milices représentent pour lui, sans parler du fait qu'en tentant de les désarmer, il risque peut-être la guerre civile dans son propre camp.
C'est dire que ce "processus électoral" que la diplomatie internationale, celle de Paris en particulier, avait présenté lors de la signature de Marcoussis comme un processus de paix, est en réalité une marche vers la guerre. Le compromis imposé alors aux deux parties, en fixant des échéances et des dates butoir, pousse aujourd'hui à l'épreuve de force.
Nul ne peut prédire aujourd'hui comment l'épreuve de force pourra se dénouer. Elle se traduira inévitablement par de nouveaux accès de démagogie ethniste de la part des dirigeants et de leur presse respective et finira pas se transformer sur le terrain, dans les villages, dans certains quartiers, par de nouveaux affrontements. Ces affrontements seraient plus catastrophiques encore pour la population, plus meurtriers, qu'une intensification de la guerre entre les corps habillés des deux armées opposées. De plus, les deux aspects pourraient se conjuguer, sans même parler des coups tordus comme le massacre de Guitrozon et de Petit Duékoué ou tout récemment, les attaques d'Anyama et d'Agboville, dont on ne sait toujours pas si elles étaient le fait des "rebelles" comme le prétend le gouvernement, ou une provocation du camp de Gbagbo pour aggraver le climat de tension, ou le signe d'une dissension dans le camp gouvernemental.
Le Palais présidentiel téléguide-t-il les "jeunes patriotes", les milices FPI et les groupes armés qui font monter la tension ? En subit-il, aussi, la pression ? Gbagbo en joue en tout cas, tout en répétant qu'il est pour la résorption pacifique de la sécession et le respect des accords. Façon de s'adresser aux milieux dirigeants, dans le pays même ou en dehors, pour les convaincre qu'il est le seul à pouvoir discipliner le Sud et que l'accession à la présidence d'un concurrent, et surtout s'il s'agit d'Ouattara, se traduira par une explosion incontrôlable.
Pour l'heure, les milices FPI profitent du climat de tension pour encadrer de plus en plus la population. Derrière leurs noms innocents de "parlements", les rassemblements qui ne se limitent plus à la "sorbonne" du Plateau mais essaiment dans nombre de quartiers populaires, sont destinés à jouer le rôle de surveillance puis d'encadrement et demain, peut-être, pire. Ils contribuent en tout cas à renforcer le climat de méfiance entre communautés et de peur parmi les Dioulas. Mais il ne faut pas se faire des illusions : si cet encadrement se renforce, il cherchera à terroriser, aussi, même s'ils sont du Sud, ceux qui ne sont pas d'accord avec le régime ou que les hommes de mains du FPI considèrent comme trop modérés. Il n'y a qu'à voir le régime de terreur imposé par la FESCI dans le campus universitaire.
La démagogie développée dans certains de ces "parlements" mélange l'hostilité -légitime- contre le gouvernement français, contre l'influence économique et militaire de l'ancienne puissance coloniale, avec la méfiance vis-à-vis des Dioulas. Mais la démagogie anti-française est surtout verbale et n'a évidemment le pouvoir d'atteindre ni Chirac et compagnie, ni les grands capitaux à la Bouygues. La démagogie contre les Burkinabés, les Dioulas, se traduit par contre périodiquement par des actes abjects et sanguinaires.
La fraction rebelle de l'armée ne protège en rien les populations originaires du Nord contre cela -et telle n'est nullement son intention. Ses discours dénonçant le sort fait aux Dioulas ne sont, justement, que discours et démagogie. Le jeu politicien d'Alassane Ouattara et de Soro Guillaume donne au contraire des arguments à la démagogie opposée du FPI. Chacun des deux camps politico-militaires contribue à sa façon à aggraver les clivages, à installer un climat de méfiance et de peur réciproques qui empoisonne la vie de toute la population. Surtout celle des classes populaires qui, elles, n'ont pas les moyens de se réfugier sous des cieux plus cléments.
L'avenir risque d'être plus dur encore pour les classes populaires que ne l'est le présent. C'est le cadet des soucis des grandes puissances, de la France en particulier, comme des chefs d'État africains qui font mine de se pencher sur la situation en Côte-d'Ivoire. Mais l'état de guerre est préjudiciable aux affaires -si ce n'est pour les marchands d'armes et autres profiteurs de situations troublées. Mais qu'y peuvent les gouvernements qui prétendent vouloir "aider la Côte-d'Ivoire" ? De quel côté trouver un semblant de solution ?
Espèrent-ils, préparent-ils un nouveau coup d'état militaire, écartant Gbagbo et laissant sur la touche ses deux principaux rivaux Bédié et Ouattara, au moyen d'un régime militaire le temps nécessaire pour résorber la sécession ? Les candidats pour le rôle existent peut-être parmi les officiers supérieurs -un Mathias Doué en a par exemple le profil, de surcroît, acceptable par les grandes puissances et les États africains- mais les FANCI sont-elles assez unies pour suivre celui qui tenterait le coup ? La promotion d'officiers partisans de Gbagbo laisserait penser le contraire, sans parler des signes de division interne dont témoignent aussi bien la bastonnade du colonel Yao Yao par des militaires de la garde présidentielle que l'appel public de l'ex-porte-parole des FANCI à la désobéissance. De plus, Gbagbo peut être tenté de s'appuyer sur les "jeunes patriotes"et autres milices ethnistes qui, sans avoir la force de s'opposer à l'armée, pourraient inciter celle-ci à la prudence.
Une intervention extérieure ? Mais l'intervention de Licorne, en novembre dernier, a montré que l'ancienne puissance coloniale dont les troupes sont déjà présentes dans le pays, a accumulé tant de haine contre elle, attisée par tant d'années de pillages, que son intervention ne pourrait que jeter de l'huile sur le feu et peut-être même embraser d'autres pays africains. En outre, pour hostile que soit Chirac à la personne de Gbagbo, il serait suicidaire pour lui et sa majorité de s'engager dans une guerre coloniale alors que s'approchent, en France aussi, les élections. Et que pourrait rapporter une telle guerre à l'impérialisme français ? Il est plus probable qu'il cherche à se dégager du bourbier et à s'en laver les mains alors que l'impérialisme français porte une responsabilité historique majeure dans l'appauvrissement de la Côte-d'Ivoire, dans le maintien de ses dirigeants politiques corrompus et donc, dans la dégradation présente de la situation.
Reste l'éventualité de l'intervention d'un État africain ou d'une coalition d'États. On a bien vu, il n'y a pas longtemps, l'armée nigériane intervenir pour tempérer la guerre civile en Sierra Leone. Mais cette intervention n'a eu lieu qu'après plusieurs années de guerre civile, lorsque les camps opposés s'étaient déjà épuisés dans le combat. Qui, du Nigéria ou de l'Union sud-africaine, aurait la puissance militaire pour intervenir et la capacité politique de faire accepter sa présence en Côte-d'Ivoire ? Et en faveur de qui ? La récente intervention publique de l'ambassadeur de l'Afrique du Sud, Chief Gwadiso, donnant quitus à Gbagbo d'avoir respecté les accords de Marcoussis n'est peut-être pas une maladresse comme aimeraient le croire les dirigeants du G7, mais le signe que le président sud-africain Thabo Mbeki sort de son rôle de médiateur entre les deux camps pour soutenir Gbagbo. Mais de là à le soutenir par un engagement militaire autre que d'éventuelles livraisons d'armes, il y a une marge. Rien ne dit pour l'instant que Mbeki est prêt à la franchir. D'autant moins que si une intervention sud-africaine en faveur de Gbagbo pourrait être chaudement accueillie par les partisans de ce dernier, il n'est pas dit qu'elle ne jette pas dans les bras de la rébellion militaire ceux qui ont toutes les raisons de craindre que Gbagbo consolide son pouvoir.
Alors ? Le proche avenir, en poussant à l'épreuve de force, désignera peut-être qui des bandes armées opposées gagnera le monopole d'opprimer les classes populaires de ce pays. Mais la guerre, quel que soit son déroulement concret, n'apportera à ces dernières, toutes ethnies confondues, que du sang, des larmes et une misère plus grande. Et quelle que soit son issue, elle n'apportera qu'une perpétuation de l'exploitation, de l'oppression, des rackets.
À bas la démagogie ethniste au nom de laquelle on voudrait nous amener à prendre parti pour l'un ou l'autre des chefs qui s'affrontent pour le pouvoir et à nous battre entre nous !
À bas la guerre qu'ils nous imposent !