Haïti - Élections sous protection américaine

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Été 1995

A l'heure où nous mettons sous presse, même le premier tour des élections législatives prévu pour le 24 juin n'aura pas encore eu lieu en Haïti, et on ne peut que se livrer à des conjectures quant à la date de la proclamation des résultats. Mais les conditions de ces élections valent d'être contées.

Il s'agit, rappelons-le, des premières élections législatives, sénatoriales et municipales depuis la chute de la dictature militaire et le retour du président élu Jean-Bertrand Aristide. Rappelons aussi le tintamarre international ; le débarquement des troupes américaines pour impressionner la clique militaire haïtienne et celui de Carter pour négocier aimablement avec elle ; les déclarations tonitruantes de Clinton sur le retour à la démocratie en Haïti grâce aux efforts diplomatiques, financiers, militaires des États-Unis, et la présence depuis neuf mois de troupes bigarrées de l'ONU censées soutenir la préparation d'élections démocratiques...

Quelque neuf mois de gestation en effet, car la date des élections a été repoussée à deux reprises. Des mois pendant lesquels la sollicitude de la "grande démocratie américaine" à l'égard de la jeune pousse démocratique haïtienne n'a cessé de se manifester. Pensez donc ! Les États-Unis s'occupent de tout, jusqu'à l'impression des bulletins de vote, chez eux, en Californie. Des réunions successives de l'état-major de la MINUHA - telles sont les initiales des troupes internationales, à dominante américaine, qui occupent le pays - ont été consacrées aux élections. Il y a une quinzaine de jours encore, le général commandant des troupes a juré qu'il "relève le défi" pour apporter "un soutien logistique dans l'organisation des élections et aider la police haïtienne à assurer la sécurité des élections".

Quant à la régularité de ces élections, quel doute pourrait-il donc y avoir, vu la présence sur le terrain, depuis plusieurs mois, d'une armada de conseillers américains et, le jour des élections, d'observateurs et de journalistes en tout genre ?

Que pouvaient donc offrir de mieux les États-Unis ?

Ils ne peuvent évidemment pas faire en sorte que dans ce pays, où les neuf dixièmes de la population croupissent dans une misère indescriptible, et où à peu près le même pourcentage est analphabète, tout le monde comprenne toutes les finesses d'une démocratie à l'américaine. (Même si les États-Unis sont pour quelque chose, et c'est un euphémisme, dans cette misère indescriptible).

Ils ne peuvent pas non plus empêcher que le FRAPH, émanation civile de l'armée au temps de la dictature, spécialisé dans la terreur des quartiers pauvres, distribue des tracts annonçant son intention de perturber par la violence le déroulement des élections. (Même si les États-Unis ont imposé à Aristide une politique de "réconciliation nationale", c'est-à-dire de grand pardon pour les macoutes et pour les groupes et les personnalités politiques d'extrême droite ; et si les troupes d'occupation américaine n'ont fait que quelques gestes publicitaires pour donner l'impression qu'ils allaient désarmer les groupes paramilitaires d'extrême droite et les groupes armés privés des riches, ce qu'ils n'ont pas fait).

Mais, à part cela, les élections seront libres, démocratiques et bien entendu, régulières.

Cela a bien commencé. Le parlement sortant - celui qui avait été élu dans la foulée de l'élection d'Aristide en 1990, composé en bonne partie de parlementaires qui se sont revendiqués de lui pour être élus avant de le trahir pour se mettre au service de la clique militaire lorsque celle-ci renversa Aristide en 1991 - ce parlement sortant, donc, proposa d'amender la loi électorale. Il voulait ajouter diverses conditions restrictives au droit de poser sa candidature comme député, voire comme modeste magistrat municipal. Dans ce pays où les neuf dixièmes de la population n'ont jamais été scolarisés et ne savent ni lire ni écrire, ces messieurs voulaient exiger des candidats aux législatives le bac complet et une attestation universitaire. Mais étant donné qu'eux-mêmes, s'ils avaient toutes les qualités pour être députés, corruption, échine souple, soutiens financiers qu'ils n'ont en général pas acquis sur les bancs de l'université, ils ont ajouté un codicille exemptant les députés sortants, et eux seuls, de cette condition de diplômes universitaires.

Même dans les grands partis, on a trouvé ces conditions un peu exagérées. Sous la pression, la chambre a reculé sur ce point.

Mais pas sur le reste, pas sur un ensemble de lois, de règles et de conditions élaborées au fil des tentatives d'élections du passé récent qui, en multipliant les obstacles devant la possibilité de se porter candidat, transforment les élections en farce avant même qu'elles ne commencent.

Des conditions politiques générales d'abord. Deux ensembles de lois dans une large mesure contradictoires, laissaient en fait au Conseil électoral, autorité suprême chargée des élections, le droit souverain de décider qui a le droit d'être candidat et qui ne l'a pas.

Une série de lois, votée après la chute de Duvalier, interdit à ceux qui exerçaient une responsabilité sous la dictature duvaliériste de se présenter. Une loi hypocrite évidemment, car la quasi-totalité du personnel politique avait servi sous Duvalier (ceux du moins qui en faisaient déjà partie sous le dictateur chassé). Les plus "démocrates" d'entre eux ont eu l'intelligence de décrocher un an... ou deux mois avant la chute de la dictature.

Un autre ensemble de conditions favorise en revanche ceux qui n'avaient pas de raisons d'être inquiétés ni sous Duvalier, ni sous Cédras. Il écarte par exemple ceux qui avaient la double nationalité - ce qui était souvent le cas de ceux qui ont fui la dictature duvaliériste - et exige d'avoir résidé dans sa circonscription depuis un certain temps (ce qui exclut en principe des élections mêmes ceux qui sous la dictature militaire ont dû se cacher).

Ce mélange de deux types d'exigences largement contradictoires est ubuesque, mais pas bête. Cela donnait au Conseil électoral tout loisir d'admettre ou d'écarter de la candidature ceux qu'il voulait. Autant dire que c'était la porte grande ouverte aux tractations secrètes, aux magouilles entre chefs de grands partis, au "donnant-donnant" pour les candidats les plus compromis sous Duvalier ou sous Cédras, aux pressions des puissants et à la corruption simple.

Il n'est pas étonnant que le Comité électoral n'ait rendu publique la liste de ceux qui avaient le droit de se présenter que plusieurs jours après le début officiel de la campagne électorale.

Et puis, il y avait d'autres conditions pour se présenter. Un article de loi électorale prescrit le payement d'un droit de 1 000 gourdes. Ce n'est rien pour qui a de l'argent, car 1 000 gourdes correspondent à 360 francs environ. Mais avec le salaire de 15 gourdes par jour que l'on pratique sur la zone industrielle de Port-au-Prince, cela représente tout de même 66 jours de travail d'ouvrier.

Mais il y a mieux, si l'on peut dire. Un article supplémentaire de la même loi électorale précise que lorsque le candidat "n'est patronné par aucun parti ou groupement politique reconnu, il versera un cautionnement égal à la valeur prévue... multipliée par vingt-cinq". Même avec les salaires pratiqués en France, cela écarterait pratiquement ceux qui vivent de leur travail, car 25 000 gourdes, c'est tout de même 9 080 francs ! Mais en Haïti, c'est l'équivalent de 1 667 journées de travail d'un ouvrier d'entreprise industrielle (qui n'est pas des plus mal payés, loin de là).

Autant dire que ce système est fait pour écarter les candidats venant des couches populaires. Autant dire qu'il assure un quasi-monopole aux grands partis reconnus, c'est-à-dire précisément à ceux qui ont composé avec la dictature de Cédras.

Passons sur d'autres conditions, d'apparence anodine mais qui contribuent toutes à ce que les candidatures soient réservées aux riches, à leurs larbins directs ou à ceux qui sont patronnés par les grands partis. Il faut par exemple être propriétaire d'un immeuble dans l'endroit où l'on se présente. Grand seigneur, la loi prévoit cependant que le titre de propriété peut être remplacé "par un document prouvant l'exercice au dit lieu d'une profession". Mais dans les dernières années de la dictature, où les entreprises ont fermé dans leur quasi-totalité, la seule "profession" exercée par la quasi-totalité des ouvriers, était celle de chômeur.

Passons aussi sur les obstacles administratifs divers, qui ne représentent rien pour les riches qui ont leurs hommes de loi mais qui sont absolument dissuasifs pour les autres.

Voilà les conditions pour s'engager dans la course. Mais une fois pourvu de sa précieuse autorisation de se présenter, le candidat n'est pas au bout de ses peines. L'élection d'un député est chose trop importante pour laisser la décision au hasard des urnes. Quand on a de l'argent, des combines ou des soutiens bien placés, on peut favoriser le hasard. Plusieurs semaines avant les élections, certains électeurs se rendant au bureau électoral pour récupérer leur carte d'électeur, se sont entendu dire qu'il n'y avait plus de cartes. Renseignement pris, elles ont déjà été vendues. Les cartes ne portent pas de photo ; un des moyens pour se faire élire consiste à acheter un bon paquet de cartes vides, les remplir de noms fantaisistes, acheter des complices qui font figurer les noms en question sur la liste électorale. Pour bien des gens voter cinq voire dix fois, sous des noms différents, apporte un petit complément de revenus. Point n'est besoin de faire campagne électorale, les urnes parleront toutes seules. Même pas besoin de bourrer les urnes au dernier moment, c'est-à-dire au seul moment où il risque d' y avoir des "observateurs", internationaux ou non. Ce qui ne signifie nullement que l'on ne va pas bourrer les urnes, si l'on peut. Ou modifier les résultats après.

Plus élégant est encore de ne pas acheter des cartes d'électeur... mais directement les électeurs. C'est une vieille tradition de la caste politique en Haïti, survivant de la dictature à la "démocratie". Les membres de cette caste, soutenus en général par les riches de leur région, ont l'habitude de distribuer des billets - oh, de petites coupures - dont chacun vaut un bulletin de vote. La seule différence avec les élections en cours, c'est qu'à ceux dont c'est le métier depuis un certain temps, semblent s'ajouter un certain nombre de petits-bourgeois - enseignants, avocats, commerçants, etc. - rentrant des États-Unis qui aspirent à prendre leur retraite en devenant député au pays. Ils ont de l'argent à offrir et ceux qui vivent dans la misère et qui ont déjà eu le temps d'être écoeurés par les élections dont ils n'attendent rien n'ont guère de raison de refuser un dollar, un demi-dollar ou une bouteille de rhum pour leurs votes.

La dernière en date des petites crapuleries est tombée quelques jours avant le premier tour. Chaque candidat est tenu de fournir un logo. Pour un électorat en majorité analphabète, c'est la seule façon de reconnaître son candidat sur le bulletin de vote. Et voilà qu'il vient d'être décidé que seuls les candidats des partis reconnus auront le droit aux logos qu'ils se sont choisi. Les autres, "les indépendants", les "petits" se voient attribuer un logo d'office, même s'ils ont déjà popularisé le leur pendant la campagne. Qui plus est, le même logo pour tous ! Même d'une circonscription à une autre, c'est évidemment source de confusion. Mais s'il y a deux candidats non officiels dans la même circonscription, sont-ils donc censés tous les deux se présenter sous le même logo ? Qu'ils se débrouillent, tranchent les autorités. Les électeurs n'ont qu'à choisir en comparant les photos... qui ne figurent pas sur le bulletin de vote.

Ainsi vont les élections en Haïti. Ainsi va la démocratie. Ainsi la conçoit, ainsi la protège la "grande démocratie américaine". Mais peu importe la cuisine, peu importent les ingrédients, les dirigeants américains ne manqueront pas de présenter fièrement le plat peu ragoûtant ainsi concocté comme un chef-d'œuvre culinaire...

$$s22 juin 1995

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