Haïti - Armée "nouvelle", mais anciennes menaces

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Mars-avril 1995

L'article qui suit est extrait du n°74, daté du 15 février 1995, de La Voix des travailleurs, éditée en Haïti par l'Organisation des Travailleurs Révolutionnaires.

Pour des raisons différentes mais symétriques, les lavalassiens comme la droite présentent le décret d'Aristide portant sur la restructuration de l'armée et sur la réduction de ses effectifs comme une mesure radicale.

Pour les lavalassiens, cette mesure montre la capacité du président de prendre à bras le corps le problème le plus urgent de l'heure : empêcher que l'armée puisse continuer à peser sur la vie politique, par une réforme radicale de l'institution militaire. Façon de compenser l'immobilisme, les tergiversations du régime dans tous les autres domaines ; façon aussi de dire aux masses pauvres, vous voyez bien que les appels au calme étaient tout à fait légitimes, puisque Aristide a bien l'intention d'éliminer les cadres les plus sanguinaires de l'ancienne armée mais sans lynchage populaire, en toute légalité, et de prévenir une fois pour toutes les putschs futurs en "démocratisant" l'armée.

La droite hostile à Aristide reprend une musique similaire en prétendant que le décret présidentiel signifie "la dissolution tout bonnement de l'institution militaire haïtienne" - pour reprendre l'expression du journal Haïti Observateur. Cette publication ajoute que la décision a été prise "unilatéralement ou en petit comité lavalassien", c'est-à-dire en court-circuitant les autorités américaines d'occupation.

La stupidité de l'assertion est évidemment intéressée : même un plumitif de l'hebdomadaire Haïti Observateur sait qu'Aristide est dans l'incapacité totale de prendre des mesures concernant l'armée sans l'autorisation des États-Unis. Mais l'appui donné par les autorités américaines à la restructuration de l'armée et à sa séparation d'avec la police, la prépondérance des officiers américains dans leur mise en application, mettent en évidence le fait que les masses pauvres n'ont rien de bon à attendre de ces mesures, ni sur le plan de la répression, ni sur le plan politique.

Ceux qui se contentent de peu peuvent se satisfaire de l'idée que quelques-uns des chiens les plus sanglants du régime putschiste ont été mis à l'écart. La hiérarchie militaire aurait pris, par ailleurs, pour une "humiliation" quelques gestes du genre de celui qui prive l'armée de son Grand quartier général, si symboliquement situé pour surveiller le Palais national - et qui pis est, au profit d'un ministère à la Condition féminine. Autre humiliation, paraît-il : tous les officiers versés dans les effectifs de la police intérimaire, colonels et généraux compris, sont désormais sous les ordres de Dany Toussaint, un capitaine promu major de fraîche date. Il paraît que cela donne des boutons à ces messieurs les officiers supérieurs

Mais ces symboles dérisoires ne changent rien au fait que les restructurations ne modifient pas le rapport des forces en faveur des masses pauvres, si ce n'est à leur détriment. Même de par le nombre. Les effectifs de l'armée doivent passer de quelque 7 000 hommes à 1 500. Mais la future police, qui comptera dans ses rangs une grande partie des anciens militaires - les hommes de main de Cédras, François, Biambi - est prévue pour monter jusqu'à 7 000 hommes. Le total des forces armées est donc destiné à être augmenté en nombre. Mais aussi, en efficacité. On amuse la galerie avec des informations sur ce qui est enseigné aux futurs policiers, droits de l'Homme, respect des lois, etc. Mais seuls les imbéciles et ceux qui sont liés à l'ordre établi peuvent espérer que cette nouvelle police, cette nouvelle armée, seront plus démocratiques, plus respectueuses des classes exploitées que les FAD'H (Forces armées d'Haïti). Et pas seulement parce que, comme le dénonce la Commission Justice et Paix - qui exige à juste raison que soit rendue publique la liste des 1 500 militaires de la nouvelle armée - ont été intégrés dans la nouvelle armée, avec promotion, des hommes comme le colonel Jonas Jean, ex-commandant militaire de l'Artibonite et responsable du carnage des Gonaïves le 2 octobre 1991, ou encore le capitaine Jean-Yves Ansy Champagne, qui a sévi dans la même région et également aux Cayes sous le commandement de Gambetta Hyppolite. Mais, parce que même ceux qui auront été recrutés récemment, parmi les dizaines de milliers de jeunes qui se sont bousculés devant le ministère de la Justice pour s'inscrire dans la nouvelle force de police, seront pris dans le moule et dressés à réprimer pour "maintenir l'ordre".

Ce que les dirigeants américains et une partie de la bourgeoisie haïtienne reprochaient aux FAD'H n'était nullement leur férocité contre les classes pauvres. Ce qu'ils leur reprochaient, c'est que des officiers aux simples soldats, les militaires avaient tendance à travailler de plus en plus pour leur propre compte. En devenant une association de malfaiteurs, des gangs éclatés, les FAD'H étaient de moins en moins capables de défendre les intérêts généraux de la bourgeoisie. L'anarchie militaire des derniers temps de Cédras a fait certes la fortune de quelques-uns grâce aux trafics, à la contrebande, au pillage des caisses de l'État. Mais elle détériorait en même temps les conditions "normales" d'exploitation sur les zones industrielles, dans les factories, etc. Pour une partie de la bourgeoisie elle-même, les chiens de garde devenaient un peu trop indisciplinés par rapport à leurs maîtres, un peu trop voraces.

Mais la sollicitude dont on entoure aujourd'hui les militaires, même ceux qui ne sont pas estimés dignes de servir dans la nouvelle armée, montre qu'il s'agit là de péchés véniels aux yeux des possédants. Les anciens militaires ne se pressent certes pas pour profiter des stages payés qui leur sont offerts par des officines comme l'OIM (1) pour devenir mécaniciens, informaticiens ou électriciens. Ces messieurs-là ne verraient pas d'inconvénient à figurer sur les feuilles d'effectifs de Téléco ou d'autres organismes dépendant de l'État, avec une bonne paie, mais sans avoir à y mettre les pieds. Mais de là à travailler...

Néanmoins, du côté des Américains, la bonne intention à l'égard des militaires y est. L'argent aussi. Les autorités d'occupation veulent se concilier les militaires, même les plus notoirement compromis dans la répression. Comme elles veulent se concilier les crapules du FRAPH et les ex-attachés. Le peu d'empressement à désarmer les bandes armées macoutiques - malgré les récriminations d'Aristide à ce sujet - n'est ni de la négligence, ni même de la prudence. Il reflète une attitude politique.

Les dirigeants politiques de la bourgeoisie américaine ont fait le choix, dans l'intérêt de leur propre bourgeoisie comme dans celui, bien compris, de la bourgeoisie haïtienne, d'écarter du pouvoir la racaille militaro-macoutique. Mais ils ne veulent surtout pas la détruire, ni même la désarmer. Elle peut toujours servir. Pas seulement dans l'éventualité d'une explosion populaire consécutive au départ des troupes d'occupation.

Ces bandes armées d'extrême droite sont utiles pour les possédants dès à présent, en pesant sur le moral des masses pauvres.

Ces bandes armées se sont dispersées après la fuite sans gloire de leurs chefs. La crainte du "père Lebrun" y était pour autant et plus que la crainte de l'armée américaine. Mais grâce à la politique de "réconciliation nationale", les militaires tortionnaires, les hommes de main d'extrême droite, ont traversé sans trop de casse un mauvais moment. Il est dans la logique des choses qu'ils relèvent la tête et qu'ils essaient de retrouver leurs positions de pouvoir et de terroriser la population. Là où le rapport de force leur semble favorable, officiellement. Ailleurs, en "zinglendos" (2).

Ceux de leurs chefs qui n'ont pas fait le choix de se rallier, sinon à Aristide, du moins aux Américains - un Frank Romain ou un Reynold Georges en sont des prototypes - essaient de tirer profit de ce qu'ils sont écartés du pouvoir pour tenter de se refaire une virginité en mettant sur le compte du régime d'Aristide tout ce qui va mal, y compris cette insécurité que ces bandes armées sont les premières à entretenir. Le fait qu'Aristide soit revenu dans le fourgon de l'armée américaine permet à ces gens - dont les femmes et enfants et, à coup sûr, l'argent sont généralement placés aux États-Unis - de se poser en défenseurs du patriotisme outragé.

Il y a dans ce pays suffisamment de prostitués de la plume pour que se dessine, quelques mois après la chute tragi-comique du régime Cédras, une sorte de campagne de réhabilitation de l'ancienne FAD'H. Dans un récent article publié par Le Nouvelliste, un des représentants de cette cohorte expliquait doctement que "tout comme furent chantés Pierre Sully, Charlemagne Peralte, la postérité exaltera la flamboyante et cinglante lettre de démission du colonel Josaphat - le boucher du Cap - l'amer et fier retrait du ministre de la Défense, le général Nicolas... le geste de colère suicidaire mais combien vertical du major Frédérique, le brûlis d'uniformes, les désertions en masse d'officiers et de soldats"... Le journal Haïti Observateur, de son côté, publie une véritable ode en faveur de cet Aurèle Frédérique, ex-major de l'armée, ex-sous-fifre de Lafontant, responsable présumé de la bombe du marché de Pétionville pendant la campagne électorale d'Aristide, devenu riche homme d'affaires dans l'import-export avant d'être tué à Gonaïves par le compagnon du militaire américain qu'il venait de tuer.

Le macoutisme a une solide base sociale, dans cette petite bourgeoisie enrichie sous les Duvalier qui, après sa sainte frousse de la "populace" au premier temps aristidien, s'est jetée dans les bras de Cédras et de François. Directement ou par l'intermédiaire de l'armée, cette couche a trouvé, par la corruption, des hommes de main dans le lumpen-prolétariat. Le régime Cédras a réalisé, à sa façon, le "mariage armée-peuple", en liant les intérêts de cette couche d'affairistes aux pilleurs de la hiérarchie militaire.

Ces gens-là avaient de solides raisons, et pas seulement politiques, de ne pas souhaiter le retour d'Aristide. Les grandes familles bourgeoises trouvent probablement leur compte à la consolidation sous l'égide américaine. Il n'est pas dit qu'il en aille de même pour la petite bourgeoisie affairiste. Rien ne garantit en effet que la consolidation entraîne un redémarrage suffisant de l'activité économique pour permettre à ces couches petites-bourgeoises de regagner par là ce qu'elles auront perdu en ayant les mains un peu moins libres dans les trafics et le pillage des caisses de l'État. Le Premier ministre a beau brandir, en particulier à leur intention, la promesse de ces crédits de près d'un milliard de dollars qu'il vient de mendier - ce n'est là pour le moment qu'une promesse -, l'exemple du Mexique montre que dans le contexte de la stagnation économique mondiale, l'horizon économique est plus chargé de menaces de banqueroute que de promesses de prospérité.

Il y a de quoi alimenter là la crainte préventive, sinon encore l'aigreur et les frustration de la base sociale du macoutisme. La démobilisation partielle de l'armée donne à ce milieu des cadres et des hommes de main. Pour l'instant, tout ce beau monde vise peut-être, prosaïquement, cette échéance de 1996 où Aristide devra partir, mais où la droite, la modérée comme la macoutique, espère engranger à son profit les déceptions qu'engendrera inévitablement la deuxième présidence d'Aristide.

Que cette maffia puisse revenir au pouvoir ou qu'elle se contente de peser dessus, elle constitue de toute façon un danger grave pour les masses pauvres. Un danger dont personne ne protègera les classes exploitées, et surtout pas une armée ou une police, même nouvelles, mais liées à l'extrême droite macoutique, ne serait-ce que par l'intermédiaire des ex-collègues.

Aussi, tous ceux qui bercent les classes pauvres par de doucereuses mélodies démocratiques, tous ceux qui font miroiter l'espoir de "sécurité à gogo", tous ceux qui tentent de noyer dans le flonflon de la commémoration du 7 février le souvenir de trois ans de terreur, tous ceux qui rééditent le "mariage armée-peuple" avec une nouvelle armée, versent des somnifères pendant que les assassins aiguisent leurs armes. Tant que l'armée est seulement restructurée et non pas détruite et remplacée par le peuple en armes, il faut que les classes exploitées soient vigilantes et prêtes à répliquer, car la menace est là.

$$s15 février 1995

$$n(1) OIM, Office international des migrations qui, soit dit en passant, a pris en charge le paiement des militaires démobilisés suite à la restructuration de l'armée. Ce qui fait que, dans ce pays où avoir un salaire est un privilège, les chiens sanglants de la dictature continuent à toucher un salaire confortable sur des fonds principalement américains.

$$n(2) "zinglendos", bandits armés généralement militaires en civil ou ex-militaires.