Ex URSS : l'anarchie bureaucratique

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Avril 1994

Dans une interview publiée dans Le Monde des 20-21 mars, Dimitri Vassiliev, vice-président du Comité de gestion des biens d'État de la fédération de Russie et, comme tel, responsable en second de la privatisation, annonçait sur un ton qui se voulait triomphant : "70 % de l'industrie russe sera privée dans trois mois." "Nous serons devenus un pays bourgeois", ajoutait-il.

Étant donné son jeune âge - la trentaine, paraît-il - Vassiliev ne fait pas partie de cette génération de bureaucrates qui avaient promis, il y a une trentaine d'années, le communisme à brève échéance, sur la base d'un développement économique qui devait permettre à l'économie de l'URSS "de rattraper et de dépasser" l'économie des États-Unis. Mais il a hérité quelque chose de la capacité de ses aînés à décrire la réalité en fonction de l'interlocuteur. Dans une déclaration destinée à l'une des publications les plus en vue de l'Occident capitaliste dispensateur de crédits et de prêts - encore qu'il ait été jusqu'à présent surtout dispensateur de promesses non suivies d'effet - cet optimisme est de bon aloi, surtout après le départ forcé du gouvernement russe des Gaïdar, Fiodorov et compagnie, de ces chefs de file des "réformateurs", qui, à tort ou à raison, passent pour être les partisans les plus résolus de la transformation capitaliste de l'économie soviétique.

L'enthousiasme juvénile de Vassiliev est cependant loin d'être largement partagé, en premier lieu parmi ceux qui aspirent aussi à voir la contre-révolution bourgeoise aller rapidement à son terme.

Gaïdar et Fiodorov disent aujourd'hui pis que pendre de leurs successeurs aux affaires, de leurs hésitations dans le domaine des réformes, de leur irrésolution, de leurs reculs. Jeffrey Sachs, ce professeur américain d'économie qui fut le conseiller ès privatisations d'Eltsine et l'inspirateur de Gaïdar et qui a démissionné après le départ de ce dernier, n'a pas hésité à dire que "la vieille garde communiste a repris du service en Russie". C'est de bonne guerre, il est vrai, de la part de gens écartés du pouvoir.

Il est encore dans l'ordre des choses que quelques-unes des figures de proue de cette fraction de l'intelligentsia qui a le plus bruyamment souhaité l'évolution de la société russe vers une société bourgeoise, expriment leur impatience, voire leur sentiment d'avoir été trahies. Contestant non pas les chiffres mais la réalité des privatisations, Yavlinski, un des fondateurs du mouvement réformateur et un des principaux rivaux potentiels d'Eltsine pour la présidence de la République, déclare que "ce qui s'est produit jusqu'à présent n'est pas la privatisation, mais une collectivisation, laquelle met les entreprises entre les mains de leurs salariés et des managers".

Afanassiev, autre figure en vue des mêmes milieux - quoiqu'en désaccord avec Yavlinski - faisant en fin 1992 le bilan des premiers mois du gouvernement Eltsine-Gaïdar, dénonçait déjà : "au lieu d'une libéralisation des prix, d'une démonopolisation et d'une privatisation du secteur étatique, nous avons obtenu quelque chose d'indéfinissable, qui se présente sous la même étiquette mais reste profondément différent par le contenu : nous assistons à l'essor de nouveaux monopoles industriels et cartels de distribution tandis que l'intervention active de l'État se poursuit au niveau de l'économie des entreprises, des villes et des régions". Et de conclure, en citant un auteur de ses amis : "Gorbatchev joue les prolongations à travers Eltsine lui-même : quand je dis que Gorbatchev se prolonge, je veux dire que ni le caractère du pouvoir d'État, ni - plus généralement - le système des relations internes à la société n'ont subi de modifications décisives."

Il faut sans doute faire, dans ces prises de position, la part d'exagération qui incombe au fait que ces personnages militent pour que la transformation capitaliste de ce qui fut l'URSS aille plus loin et plus vite. Mais manifestement, le "système des relations internes à la société" ne se modifie pas assez vite au gré de certaines des forces politiques prétendant exprimer les intérêts de la bureaucratie. Il faut croire qu'il en existe d'autres pour freiner, indépendamment des facteurs objectifs dus à la structure de l'industrie et de l'économie soviétiques.

Les privatisations en cours vont évidemment dans le sens de la liquidation de ce qui reste des bouleversements économiques et sociaux impulsés par la révolution prolétarienne (comme toute une partie de ce que fait la bureaucratie depuis les débuts de son pouvoir politique). Mais elles peuvent elles-mêmes constituer une tentative de préservation pour la bureaucratie en tant que telle. Phase ultime, peut-être, transitoire, sans doute, mais préservation quand même.

De l'autonomie des entreprises à leur privatisation

Dans l'ouvrage déjà cité - Ma Russie fatale - Afanassiev affirme que "Le souci principal, on pourrait dire la raison suffisante de l'administration Eltsine, comme celle de ses prédécesseurs du PCUS, est la conservation du pouvoir à n'importe quel prix, si possible sa consolidation, et le détournement des biens matériels palpables, ce qui était l'occupation préférée de la nomenklatura du PCUS". Afanassiev parle en connaisseur - il a fait lui-même partie de la "nomenklatura". Comme la quasi-totalité de ceux qui constituent aujourd'hui encore la caste dirigeante, aussi bien en Russie que dans toutes les autres républiques issues de la décomposition de l'URSS.

Son constat est plus exact en tout cas que toutes les fables à la mode pendant longtemps parmi les commentateurs occidentaux et qui expliquaient la conversion rapide des dirigeants de l'ex-URSS à l'économie de marché et au capitalisme par l'affirmation que l'économie étatique était tellement dans l'impasse que les dirigeants de l'URSS avaient eux-mêmes dû en tirer la conclusion qui s'imposait. Si le simple ralentissement de la progression de l'économie sous Brejnev, ou même sa stagnation dans les premières années de l'ère Gorbatchev, a eu cet effet-là, quelles conclusions tireront donc les dirigeants de la Russie du véritable effondrement de la production (- 20 % en 1992 ; - 18 % en 1993) qui caractérise cette période qu'ils qualifient de phase de transition vers l'économie de marché !

Mais ce ne sont pas des préoccupations d'ordre économique qui ont constitué le moteur de l'évolution qui a conduit, sinon à la transformation, du moins à la décomposition de l'Union soviétique. Autrement plus importante a été la lutte pour "le pouvoir à n'importe quel prix", commencée au sommet et dans le secret du sérail de la haute bureaucratie à la mort de Brejnev le 10 novembre 1982, avant de s'élargir plus tard à l'ensemble de la bureaucratie. C'est cette lutte qui a libéré au sein de la bureaucratie des forces politiques qui, après avoir fait éclater l'URSS, continuent à fissurer les républiques héritières.

Oh, l'organisation de l'économie et son fonctionnement ont été parmi les questions soulevées au fur et à mesure que la crise du pouvoir au sommet est devenue publique, mais plus comme conséquence de cette crise que comme son moteur ; plus comme objet de surenchères démagogiques que comme perspective proposée à la société soviétique.

La loi sur l'entreprise décidée le 30 juin 1987 a été une des premières mesures marquantes de l'ère Gorbatchev. Elle consistait à donner à l'entreprise, c'est-à-dire à l'équipe de bureaucrates qui la dirigeait, une grande autonomie et, en conséquence, un grand degré d'indépendance par rapport aux organismes chargés de la planification centrale, le Gosplan et les ministères. Cette loi permettait à Gorbatchev, chef encore trop fraîchement émoulu de l'URSS, de joindre l'utile à l'agréable : affaiblir les féodalités bureaucratiques qui régnaient sur le Gosplan et les grands ministères qui portaient ombrage à son pouvoir encore fragile et, en même temps, faire de la démagogie à l'égard de larges couches de bureaucrates avides de voir accroître leurs prérogatives au détriment du contrôle central. L'autonomie de gestion reconnue aux entreprises, avec ses implications sur les relations avec les autres entreprises - voire étrangères - sur les investissements et les rémunérations était alléchante, non seulement pour les "managers", mais aussi pour tous les bureaucrates des administrations locales.

Mais c'était loin d'être en elle-même, sinon par ses conséquences ultérieures, une mesure constituant un tournant majeur. D'abord, parce que l'idée d'une réforme de ce type était en discussion depuis un certain temps déjà dans les cercles des économistes ou des sociologues proches du pouvoir et parce que ces économistes et ces sociologues n'ont fait eux-mêmes que reformuler des projets formulés - et en partie, réalisés - au temps de Khrouchtchev et dans les premières années de l'équipe Brejnev-Kossyguine par des économistes en vogue comme Liberman ou Trapéznikov. Ensuite et surtout parce que cette loi sur l'entreprise n'a fait que consacrer juridiquement une situation de fait.

Au temps de l'économie hypercentralisée sous Staline, Trotsky dénonçait tout à la fois cette hypercentralisation, découlant du despotisme stalinien et pas des nécessités de la planification, comme il dénonçait, déjà, le fait que cette hypercentralisation était une fiction, derrière laquelle les bureaucrates cachaient leurs combines individuelles, comme l'ensemble de la bureaucratie cachait ses détournements collectifs. Il faut rappeler ici que si, toute sa vie durant, Trotsky a défendu l'économie étatisée et planifiée, s'il n'a pas cessé d'en souligner la supériorité par rapport à l'économie capitaliste, il n'a jamais idéalisé l'économie soviétique. Il a au contraire toujours dénoncé ce qui, dans la planification sous le contrôle de la bureaucratie, avait un caractère réactionnaire, c'est-à-dire destiné non à satisfaire les besoins de la population par la rationalisation de l'économie, mais à faciliter le détournement d'une part croissante du surproduit social au profit de la bureaucratie, au prix d'un gâchis colossal et d'une hypercentralisation bureaucratique, conséquences de l'absence de démocratie.

Pourtant, ce n'est pas une étatisation et une planification idéales que Trotsky a défendues contre ses détracteurs capitalistes, mais l'étatisation et la planification réelles, concrètes, telle qu'elles sont sorties des flux et des reflux de la révolution prolétarienne.

Le décalage entre l'économie officielle, telle qu'elle apparaissait dans les chiffres du plan, et l'économie réelle, telle qu'elle se déroulait sur le terrain - plus tard, on allait parler de "l'économie parallèle" - est aussi vieux que la planification bureaucratique elle-même. Il découle en dernier ressort de la contradiction entre le caractère collectif de l'économie et l'intérêt privé des bureaucrates qui la dirigent. Cet intérêt privé des bureaucrates pouvait se manifester par l'aspiration à l'appropriation et à l'accumulation privée - aussi vieille, elle aussi, que la bureaucratie - ou par le simple désir de conserver sa fonction à la tête de l'entreprise (en même temps que les privilèges qui allaient avec). Mais, même sous Staline, une partie de l'activité des entreprises échappait aux organismes centraux et se déroulait sur le terrain de l'économie parallèle. Au point que les premières décisions reconnaissant aux entreprises un certain droit de négociation directe avec des entreprises opérant en amont ou en aval, impliquant une certaine concurrence entre entreprises sur les conditions de livraison notamment, datent de 1941, c'est-à-dire non seulement de la pleine période stalinienne mais de la guerre, situation où les plus libérales des économies capitalistes recoururent, elles, à l'intervention étatique, à l'économie de guerre. Et cela pour la même raison dans les deux cas : il y avait un besoin vital que l'économie fonctionne.

Plus tard, sous Khrouchtchev et sous Brejnev, l'économie parallèle, semi-officielle ou tout à fait illégale, a pris des proportions considérables.

Il est aujourd'hui généralement admis que, vers la fin du règne de Brejnev, c'est-à-dire bien avant que l'on parle de perestroïka, près des deux tiers de l'activité économique résultaient de "relations horizontales" entre entreprises, c'est-à-dire de relations directes entre leurs dirigeants échappant partiellement ou totalement au contrôle du Gosplan ou des ministères !

Autant dire que l'autonomie des entreprises était, déjà, un fait largement acquis, avant que Gorbatchev s'avise de la reconnaître dans une loi.

Autant dire aussi qu'au système de prescriptions plus ou moins respectées du plan et des institutions centrales, se superposait un réseau de relations entre entreprises, entre les bureaucrates qui les dirigeaient. Ce réseau de relations mettait de l'huile dans les rouages d'une planification théoriquement toujours hypercentralisée qui, en l'absence de contrôle démocratique des travailleurs en tant que producteurs et en tant que consommateurs, n'aurait pas pu fonctionner sans cela. Mais il offrait aux bureaucrates de vastes possibilités d'appropriation individuelle. L'accroissement de ces détournements à la fin du règne de Brejnev a été la raison majeure du ralentissement de la croissance de l'URSS - croissance qui, dans le passé et malgré tout ce qui précède, a été supérieure à celle des pays capitalistes - contrairement aux affirmations sur les prétendues limites intrinsèques de la planification, notamment véhiculées aujourd'hui par les bureaucrates responsables du sabotage de la planification.

Après l'éclatement de l'Union soviétique

La reconnaissance de l'autonomie des entreprises était donc une adaptation de la législation aux réalités de la pratique bureaucratique. Elle n'exprimait probablement pas, du moins à l'époque, de la part de Gorbatchev, la volonté de rétablir le capitalisme par décrets. Rien ne permet même d'affirmer que l'aspiration de la bureaucratie à consolider ses privilèges par la propriété privée - aspiration, là encore, très ancienne - ait été plus puissante qu'auparavant, ni exigeante au point que Gorbatchev ait été obligé d'aller au devant, fût-ce par démagogie.

Mais la démagogie de Gorbatchev dénonçant la centralisation, la surenchère d'Eltsine proclamant le droit à l'indépendance pour s'appuyer encore plus sur les tendances centrifuges n'ont pas été nécessairement entendues par les bureaucrates comme un projet politique, comme le programme de la contre-révolution bourgeoise en marche.

En criant haro sur la centralisation, en proclamant que l'enrichissement individuel n'était pas une tare mais une vertu, Gorbatchev puis Eltsine ont encouragé des tendances largement préexistantes dans la bureaucratie. Mais ce n'est pas sur ce terrain qu'ils ont libéré les forces sociales les plus réactionnaires, forces issues de la bureaucratie que le pouvoir avait déjà du mal à contrôler sous la dictature, mais qui, à la faveur de cette reconnaissance officielle, sont devenues totalement incontrôlables.

Sur quel terrain et dans quel sens ces forces sociales ont-elles agi ? Jusqu'à présent, principalement sur le terrain politique. L'affaiblissement du pouvoir central a entraîné en premier lieu la dislocation de l'appareil d'État en appareils concurrents. L'URSS a disparu dans l'affaire, partagée officiellement entre quinze républiques et, officieusement, entre une centaine - peut-être plus - d'entités territoriales dominées par des appareils plus ou moins indépendants. La bureaucratie, même morcelée, continue cependant à dominer la société et l'économie par l'intermédiaire du pouvoir d'État et non grâce à des racines économiques dans la société.

Cette décomposition a favorisé le développement d'un secteur privé, l'apparition et le renforcement d'une bourgeoisie authentique. Un certain nombre d'éléments de la bureaucratie ont réussi leur reconversion sociale, remplaçant avantageusement leur titre d'ancien secrétaire du parti ou du komsomol par celui de propriétaire de boutiques de luxe, voire de véritables entreprises capitalistes, commerciales en général, industrielles parfois.

Mais ce n'est pas pour rien que la bourgeoisie internationale s'impatiente de la lenteur des réformes. Elle a le sens des rapports sociaux, le sens des rapports de forces entre classes, et elle ne se laisse pas impressionner par le nombre de "nouveaux riches" au luxe d'autant plus tapageur que leur pouvoir dans l'économie est encore marginal (même s'il est fort profitable). La contre-révolution ne se joue pas autour des boutiques de l'Arbat ou des sociétés d'import-export, même si c'est par ces sociétés que s'écoulent vers les banques étrangères les produits du pillage. Elle se joue autour de la grande industrie.

Laissons au sous-ministre de la privatisation la responsabilité de ce qu'il avance quant au pourcentage d'entreprises industrielles déjà privatisées. Étant donné le degré de désorganisation du pouvoir en Russie, il est douteux que les chiffres du sous-ministre en question soient d'une grande fiabilité. Mais là n'est même pas le problème. Dans la même interview du Monde, Dimitri Vassiliev précise : "La privatisation n'a pas changé radicalement la situation sur le terrain. [] Bien sûr, la structure du capital n'est pas très efficace : dans les trois quarts des cas (sur 8300 entreprises vendues à fin décembre 1993), ce sont les salariés de l'entreprise qui ont racheté 51 % du capital". Précisons que les "entreprises vendues" le sont, dans leur quasi-totalité, non pas contre des espèces sonnantes et trébuchantes, mais contre ces fameux "bons de privatisation" distribués il y a un an gratuitement à tous. Évidemment, parmi les salariés des entreprises, tous copropriétaires à titre égal, il y en a qui sont "plus égaux que d'autres". Les bureaucrates de la direction de l'entreprise continuent à diriger, pendant que leurs "co-actionnaires" ouvriers continuent à faire tourner les machines. Mais la situation n'a pas vraiment l'éclat de la nouveauté, ni pour les bureaucrates, ni pour les travailleurs. Avant, c'était l'État qui était la propriété collective de tous - à ceci près qu'il était tout de même un peu plus "la propriété" des bureaucrates que des ouvriers du rang. Maintenant, ce sont les entreprises qui sont devenues des copropriétés. Les rapports entre bureaucrates et ouvriers n'auront pas vraiment changé. Ils s'établissent seulement à un autre niveau. Ce qu'exprimait Yavlinski, très critique vis-à-vis de ces réformes, en affirmant que les privatisations telles qu'elles sont pratiquées n'ont fait que "légaliser la mainmise sur la propriété des directeurs rouges." On devrait même ajouter que, souvent, ce sont les autorités politiques locales - municipales ou régionales - qui utilisent les procédures de privatisation, pour légaliser leur contrôle de fait sur les entreprises de leur région, y compris alors parfois au détriment des directeurs, sans parler des travailleurs.

Voilà pourquoi les experts du FMI ne se satisfont pas du tour de passe-passe de ces privatisations-là. La privatisation au nom de "collectifs de travailleurs", ou au nom de l'administration locale, officialise l'émancipation des bureaucrates d'un contrôle étatique central que, de toute façon, aucune institution centrale n'est à même d'exercer. Mais pour le reste, les choses continuent comme avant. Les bureaucrates à la tête des entreprises ne s'occupent pas de rentabilité au sens capitaliste du terme : ils ne cherchent pas à produire plus avec moins d'ouvriers, ils cherchent au contraire à conserver le maximum d'ouvriers sous leur coupe. Ils ne "dégraissent" pas, ils ne réduisent pas leurs effectifs, ils ne réduisent pas leurs services sociaux ou associatifs internes, ils ne liquident pas leurs systèmes de vente de certains produits de consommation courante par le biais de l'entreprise, sans lesquels bien des travailleurs seraient dans le dénuement. Et pour combler les trous, ils font appel aux subventions de la Banque centrale. Jusqu'à présent, le système bancaire continue à subventionner les entreprises (malgré les récriminations du FMI qui considère que la moitié au moins des entreprises russes ne sont pas rentables, et qu'il faudrait cesser de les subventionner). Oh, il ne s'agit pas de bonté d'âme de la part des bureaucrates. Mais il s'agit, encore, d'une logique différente de la logique capitaliste. Les sommets politiques de la bureaucratie préfèrent encore faire marcher la planche à billets et subventionner les entreprises, même non rentables, plutôt que de risquer une explosion sociale. La même raison vaut pour les directions locales de la bureaucratie, comme d'ailleurs pour les bureaucrates du "management".

Mais la mainmise des "directeurs rouges" sur les entreprises n'est-elle pas simplement une étape transitoire, la forme concrète que prend la contre-révolution sociale ? Sans doute. Mais combien de temps durera cette étape transitoire ? Une fraction de la bureaucratie, celle qui occupe déjà les commandes dans des entreprises rentables, a peut-être intérêt à ce que les transformations aillent jusqu'au bout et au plus vite. Mais les autres ? Mais les directeurs, les cadres dirigeants de ces usines, parfois gigantesques et qui dominent parfois la vie sociale de toute une ville, de toute une région, mais qui ne sont pas rentables suivant les critères capitalistes ? Même si ces gens-là sont, dans l'abstrait, partisans de l'organisation capitaliste de la société, ils n'agissent pas par idéal politique, mais par intérêt. A la tête d'une entreprise de dix ou de vingt mille ouvriers, dont la vie comme celle de leurs familles dépend de l'entreprise, ils ont une puissance sociale. Si l'entreprise ferme, ils perdent cette puissance.

On dira : mais sous le capitalisme déjà installé, il y a sans cesse des entreprises qui ferment, sans que cela ruine en règle générale leurs propriétaires capitalistes (quand cela ne les enrichit pas un peu plus). Ils ont déjà déplacé leurs capitaux ailleurs. Mais c'est justement cela que ne peut faire, en règle générale, le bureaucrate PDG d'une entreprise ex-étatique, même fraîchement privatisée. Tant que l'entreprise fonctionne, il peut faire la pluie et le beau temps dans "son" entreprise, même avec un pourcentage négligeable d'actions. Il peut même faire la pluie et le beau temps au-delà de l'entreprise, en s'entourant d'une clientèle, en tirant de sa position un poids qu'il peut négocier avec les bureaucrates dirigeants d'autres entreprises, avec les bureaucrates de l'administration. Mais les privatisations en cours, même si elles lui donnent la possibilité de s'enrichir et de placer des dollars dans les banques étrangères, ne lui donnent pas la possibilité de transformer "son" entreprise en capital-argent, dispensateur d'un autre genre de puissance sociale. Pas seulement parce que les "bons de privatisation" transformés en actions ne valent pas grand-chose. Mais pour que l'entreprise puisse se transformer en capital et que ce capital puisse changer de forme, circuler, s'investir et se désinvestir ; pour que le bureaucrate puisse se transformer en bourgeois dont la puissance ne dépend pas de la forme que prend son capital mais de son montant, il faut que l'économie fonctionne sur une base capitaliste. Et l'argent qu'il a exporté ne lui conférerait pas la même puissance sociale, à l'étranger, dans un pays capitaliste.

Cela suppose un marché des capitaux. Ce marché n'existe pas. L'offre de capitaux privés est sans commune mesure avec les besoins gigantesques d'une industrie de la puissance de celle de l'ex-URSS. Il n'y a pratiquement pas de capitaux venant de l'Occident, malgré l'entreprise de mendicité permanente à laquelle se livrent les dirigeants de Russie. Quant aux capitaux russes, ils sont faibles et de toute façon leurs propriétaires ne font pas la folie de les investir en Russie même, en tout cas, pas à long terme. Quand bien même les uns ou les autres le voudraient, pour l'instant, ils ne le pourraient pas. Parce que - et c'est justement là le reproche de Sachs, de Yavlinski ou du FMI à l'égard des privatisations en cours - ces privatisations-là sont en général des privatisations fermées, faites pour protéger le "directeur rouge" et son pouvoir.

C'est évidemment un pas de plus dans la contre-révolution sociale. Le remplacement de la propriété étatique, même par la copropriété, par la coopérative, par la propriété de collectivités locales, ouvre la possibilité à la propriété privée tout court. Les entreprises pourraient émettre de nouvelles actions, faire sauter les verrous protecteurs mis en place par les "directeurs rouges" contre la pénétration d'autres capitaux ou, au contraire, concentrer entre les mains de l'ancien directeur la propriété et pas seulement le pouvoir de direction. C'est une possibilité - mais ce n'est pour le moment qu'une possibilité. Elle pourrait surtout servir si, en Occident, la crise cessait et que les capitaux qui flottent aujourd'hui cherchaient à nouveau, à tout prix, à s'investir.

Faire marcher l'industrie ex-soviétique sur une base capitaliste supposerait, outre le marché des capitaux, un marché tout court, où les entreprises puissent s'approvisionner et vendre. Ce marché n'existe pas non plus. S'il existait et s'il était intégré dans le marché mondial, cela signifierait la ruine d'une partie importante de l'industrie ex-soviétique.

C'est là où les réticences, les freinages individuels devant les transformations capitalistes, venant de la bureaucratie, reflètent un problème général.

L'industrie ex-soviétique doit son niveau de développement non pas aux lois du marché ou à la logique capitaliste mais au contraire au fait que, grâce à la révolution prolétarienne, l'URSS a échappé pendant plusieurs décennies, au moins partiellement, à la logique capitaliste. Pas complètement, parce que l'environnement international demeurait capitaliste, et l'URSS ne pouvait pas échapper à cet environnement, pas plus que ne le pourrait aucun pays. Le socialisme n'est pas possible dans un seul pays. Une croissance économique rapide, harmonieuse et en même temps durable, non plus.

Ce qui signifie qu'en effet, une partie de l'industrie soviétique, et probablement la majeure partie, n'a pu fonctionner que sur la base de l'étatisme. Voilà pourquoi une véritable privatisation de l'industrie ex-soviétique n'apparaît pas possible en maintenant la puissance actuelle de celle-ci. Les gagnants de la contre-révolution capitaliste peuvent être indifférents à la ruine de l'économie ex-soviétique, du moment que leur droit à l'accaparement du surproduit social est consacré par la propriété privée. Mais il faut être parmi les gagnants. Gagnants contre le risque de réactions de la classe ouvrière, confrontée au chômage massif qu'implique la liquidation de la partie de l'industrie soviétique considérée non rentable suivant les critères capitalistes. Gagnants contre cette majorité de la bureaucratie elle-même qui sera inévitablement laissée sur le bord du chemin menant vers le capitalisme et qui, pour l'éviter, freinera des quatre fers. Et gagnants contre l'impérialisme s'il se décidait à submerger l'ex-URSS de ses produits et de ses capitaux car les bureaucrates nouveaux bourgeois, si toutefois les investisseurs des multinationales jugeaient qu'ils ont la compétence voulue, redeviendraient des cadres salariés.

Le fonctionnement de l'économie ex-soviétique

Comment fonctionne donc, concrètement, l'économie ex-soviétique dans cette période où, pour reprendre un titre du Monde, elle se trouve entre deux chaises ?

Elle fonctionne mal, à en juger par l'effondrement de la production sans même parler de la dégradation du niveau de vie de la population. Mais il faut observer que, pour le moment le recul de la production est principalement dû aux bouleversements politiques résultant de l'éclatement de l'Union et à la mise en place de frontières, de douanes et surtout, de monnaies différentes qui se dressent comme autant d'obstacles entre des régions qui, auparavant, étaient interdépendantes. Il faut aussi observer que le comportement des directions des entreprises, suivant la logique bureaucratique et non capitaliste, fait que le chômage reste pour le moment relativement marginal. Il est estimé à 2 % ou 3 % de la population active - mais il faut évidemment tenir compte du peu de fiabilité des statistiques ex-soviétiques. Les commentateurs ajoutent souvent que ce taux avoisine les 10 %, si on tient compte du chômage partiel, car la quasi-totalité des entreprises mettent leurs ouvriers en chômage technique un ou deux mois par an, voire plus. Mais en chômage technique, justement, sans que les liens avec l'entreprise soient rompus.

Dans certaines républiques ex-soviétiques, les turbulences politiques des années passées n'ont pas vraiment modifié le fonctionnement de l'économie. Deuxième tout de même des républiques ex-soviétiques en population comme en richesse, l'Ukraine, pour reprendre l'explication du "Bilan économique et social 1993" du Monde, "a loupé le coche de la réforme économique, [] les dirigeants de Kiev, après une série de tentatives aussi timides que contradictoires, se sont résignés à une manœuvre de sauvetage : retour à une économie administrée, sévère contrôle des échanges extérieurs et intérieurs, fixation autoritaire du cours officiel de la monnaie provisoire, système de commandes d'État..."

En somme, deux changements d'importance inégale résultent des soubresauts de ces dernières années. D'une part, l'Ukraine est indépendante politiquement, ce qui signifie entre autres qu'il faut désormais qu'elle achète son pétrole et son gaz à la Russie pour faire marcher son industrie lourde. D'autre part, l'ex-numéro deux du Parti Communiste d'Ukraine s'est fait élire président de la république et ne parle plus du communisme à construire mais du capitalisme à rétablir. Mais pour le reste, les rapports sociaux sont les mêmes, la bourgeoisie est quasi inexistante, les bureaucrates restent des bureaucrates et la direction de l'économie passe par l'État.

On peut en dire autant de la Biélorussie voisine, comme des républiques d'Asie centrale ou du Caucase où les privatisations, même façon russe, sont pratiquement inconnues et où les mêmes bureaucraties dominent des sociétés pour ainsi dire inchangées, généralement sous la direction des mêmes dirigeants suprêmes ex-PCUS ayant seulement changé d'étiquette.

Et en Russie ? Les rapports entre entreprises restées étatiques ou même privatisées telles que décrites ci-dessus, ne passent pas par le marché, celui-ci n'existant pas. Ils passent tout simplement par le biais de ces relations directes entre dirigeants d'entreprises qui, rappelons-le, représentaient déjà les deux tiers des activités économiques sous Brejnev. Pour reprendre la description qu'en donne un des journalistes économiques du Monde, (les dirigeants) "décident sur des bases souvent bilatérales ce qu'il faut augmenter et ne pas augmenter, se référant parfois à de vieux barèmes, en vigueur il y a quinze ans". En somme, en l'absence du marché, encore inexistant, et du Gosplan, disparu, se survivent les relations héritées de la planification bureaucratique corrigée par l'économie parallèle, telles qu'elles se pratiquaient sous Brejnev. Les échanges entre entreprises se font par voie de troc ou par le gonflement extraordinaire de ce que les économistes appellent "les crédits interentreprises", qui ne représentent en général que l'appréciation comptable de ce que les entreprises, ayant des liens de fournisseurs à clients, doivent les unes aux autres, sans avoir ni l'intention ni les moyens de payer, et sans avoir non plus l'intention de se déclarer en faillite. Une logique fort peu orthodoxe au regard des critères capitalistes actuels et qui fait pousser des hauts cris au FMI, sans pour autant convaincre les bureaucrates en charge des entreprises qu'il serait plus conforme à la rentabilité capitaliste de fermer leurs entreprises. Mais une logique à laquelle les bureaucrates sont tout à fait habitués, pour la bonne raison que les paiements purement scripturaux entre entreprises, dans le cadre de la planification, n'étaient guère différents.

Et là où le numéraire est tout de même nécessaire, intervient donc le système bancaire nationalisé qui a repris, dans une certaine mesure, le rôle vaguement centralisateur du feu Gosplan.

Un provisoire qui dure

Qu'est-ce donc aujourd'hui que l'économie de l'ex-Union Soviétique et plus particulièrement, celle de la Russie ?

Une économie de marché, mais sans marché ? Une économie planifiée, mais sans plan ? Une économie d'État alors que l'État implose et ne dirige pas grand-chose ?

Une situation en évolution sur le chemin de la contre-révolution sociale, à coup sûr ; et en tant que telle, une situation provisoire. Mais cela fait longtemps que la bureaucratie est installée dans le provisoire.

Depuis plusieurs années, la bureaucratie se décompose plus vite qu'elle ne transforme la société dans un sens capitaliste. Cette décomposition de la bureaucratie, comme l'éclatement de son État, apparaît aujourd'hui sous un double aspect contradictoire : tout à la fois le moteur de l'évolution engagée dans la société dans le sens capitaliste et un obstacle sur la voie du rétablissement de l'ordre sans lequel cette évolution ne semble pas pouvoir être poussée au bout.

Une nouvelle dictature permettrait-elle le parachèvement de la contre-révolution, en imposant l'évolution bourgeoise contre l'agitation moléculaire des cupidités individuelles des bureaucrates qui pillent plus les entreprises qu'ils ne cherchent à se les approprier avec la volonté de les faire fonctionner sur des bases capitalistes ? Mais sur quelles forces sociales ce pouvoir s'appuierait-il ? Car même l'armée ne pourrait l'imposer à la fois contre la majorité des bureaucrates et contre la population ouvrière réduite au chômage.

Et si les circonstances - la nécessité de faire face à une explosion ouvrière généralisée par exemple - imposaient à la bureaucratie la nécessité que se rétablisse un pouvoir dictatorial, ce pouvoir fort mettrait-il obligatoirement sa puissance au service du rétablissement du capitalisme, ou ferait-il au contraire comme Staline, en réalisant un équilibre entre la nécessité de se concilier les travailleurs et les appétits des bureaucrates ?

L'Allemagne nazie, par exemple, était dominée par une bureaucratie d'État très puissante. Mais derrière cette bureaucratie d'État il y avait les grands monopoles capitalistes, il y avait ces dynasties bourgeoises qui non seulement faisaient contrepoids à la bureaucratie fasciste, pour puissante qu'elle ait été, mais qui lui imposaient en fin de compte leurs choix.

Mais l'originalité de ce qui fut l'URSS, même aujourd'hui, c'est qu'il n'existe pas une telle bourgeoisie ayant la puissance économique et sociale d'imposer ses choix à la bureaucratie d'État. On dira que ce n'est pas une situation exceptionnelle ; qu'il existe un certain nombre de pays sous-développés, certains d'une taille non négligeable comme la Chine, où une imposante bureaucratie d'État préserve les chances d'une évolution bourgeoise, en l'absence d'une bourgeoisie en chair et en os susceptible de l'inspirer - voire contre elle.

Mais l'économie de ces pays n'a pas pour base une industrie puissante et un prolétariat nombreux, constitués grâce aux conditions créées par la révolution prolétarienne.

On voit mal un pouvoir fort rétabli dans l'ex-URSS accepter de bon gré la ruine de l'industrie et de l'économie qu'implique l'évolution bourgeoise. On ne voit pas l'intérêt qu'y trouveraient les sommets de la bureaucratie d'État, ni probablement de larges couches de celle-ci. On ne voit pas, non plus, la force sociale qui pourrait les y contraindre. Dès aujourd'hui, les voix sont nombreuses dans le personnel politique de la bureaucratie qui déplorent la perte de puissance de la Russie ex-soviétique et qui voudraient bien, au moins sur ce terrain, rebrousser chemin. Il ne s'agit pas là de pure démagogie...

Alors, où va ce que fut l'URSS, où va en particulier la Russie ?

Depuis que la vague révolutionnaire des lendemains de la Première Guerre mondiale a échoué partout ailleurs qu'en Russie, depuis que cette dernière s'est retrouvée isolée en tant que premier État ouvrier, elle va de reculs sociaux en reculs sociaux. Si dans les années vingt, au temps de la montée de la bureaucratie, voire après son installation au pouvoir, il y a eu encore des zigzags, des retournements partiels, depuis la fin des années trente, depuis la consolidation du pouvoir de Staline, il n'y en a guère eu.

Grâce à l'impulsion de la révolution prolétarienne de 1917 ; grâce à l'élimination radicale de la bourgeoisie sans parler de la classe des grands propriétaires ; grâce à l'organisation étatisée et planifiée de l'économie, l'URSS s'est cependant développée avec, pendant longtemps, un taux de croissance inconnu dans le monde capitaliste. L'organisation économique dont le prolétariat est le porteur a montré, même dans les conditions exécrables dans lesquelles elle a dû s'exercer, sa supériorité sur l'économie capitaliste. Cette évolution elle-même a laissé en héritage un rapport de forces entre classes caractérisé par une classe ouvrière forte en nombre, concentrée, qui n'avait pas en face d'elle une bourgeoisie correspondant au degré de développement économique.

Mais parallèlement à cette évolution, fondamentalement favorable au prolétariat du point de vue de ses combats futurs, l'histoire de l'URSS depuis plus d'un demi-siècle est une succession de reculs, politiques ou sociaux, tous favorables à la bourgeoisie internationale, représentant tous des pas dans le sens de la réintégration complète de l'URSS dans le monde capitaliste. Le fait que ces pas aient été faits au nom de ce "communisme" dont les dirigeants politiques de la bureaucratie n'ont abandonné l'étiquette que tout récemment, ne change rien à l'affaire. Pas plus que l'étiquette que portent les dirigeants chinois, les Khmers rouges ou le "socialisme" du FLN algérien.

Depuis quelques années, à la faveur de la crise politique qui a secoué la bureaucratie, du sommet à la base, cette contre-révolution se mène ouvertement.

Mais on constate que le chemin de la contre-révolution bourgeoise est parsemé d'obstacles.

Le premier de ces obstacles demeure cette classe ouvrière, d'une puissance numérique exceptionnelle, liée au caractère étatisé de l'économie. Bien qu'elle ne se soit pas manifestée politiquement depuis plusieurs décennies, c'est la menace potentielle qu'elle représentait qui a dissuadé pendant longtemps la bureaucratie non seulement de bouleverser à rebours les rapports sociaux issus de la Révolution d'Octobre, mais même d'abandonner cette étiquette communiste dont toute sa politique, toutes ses aspirations sociales, sont aux antipodes.

Ce serait ne rien comprendre à ce qui se passe aujourd'hui en Russie que de négliger ce qui reste, même aujourd'hui, de cette crainte quasi congénitale de la bureaucratie, même si elle est évidemment très loin aujourd'hui de ce qu'elle fut au moment du stalinisme triomphant. L'importance numérique de ce prolétariat russe est à la fois un élément essentiel du rapport des forces, en même temps, soit dit en passant, que l'indice de l'avancée de la contre-révolution. Le parachèvement de la contre-révolution bourgeoise, impliquant la liquidation de la majeure partie de l'industrie ex-soviétique - ce qui est non rentable du point de vue capitaliste - se traduirait par une chute numérique considérable des effectifs de la classe ouvrière - 20 millions, 30 millions - avec ce que cela impliquerait de lumpen-prolétarisation. C'est un des aspects essentiels de la régression que représenterait le parachèvement de la contre-révolution.

Cette classe ouvrière n'est toujours pas un acteur conscient dans la crise qui secoue l'ex-Union soviétique, une crise qui demeure pour l'essentiel celle de la bureaucratie. Les illusions de la classe ouvrière dans les vertus supposées de l'économie de marché et dans la capacité de cette économie de remplir les boutiques et d'améliorer la consommation - illusions qui ont été de toute façon moins fortes parmi les travailleurs que dans la petite bourgeoisie - sont sans doute largement dissipées. Mais cela ne suffit apparemment pas encore pour donner à la classe ouvrière des perspectives. C'est d'ailleurs vrai à l'échelle du monde. Mais la simple menace potentielle de la classe ouvrière russe et de ses luttes revendicatives pèse sur les décisions de la bureaucratie.

De toute évidence, la contre-révolution sociale se heurte également à des obstacles internes à la bureaucratie elle-même. Pas seulement au sens où la crise de la bureaucratie, les conflits de pouvoir, armés ou pas, constituent un obstacle à la stabilisation de toute situation économique. Mais l'unanimité apparente de la bureaucratie sous le drapeau de la contre-révolution cache de toute évidence des divergences d'intérêts. Elles se manifestent, avec bien entendu beaucoup de distorsions, dans les conflits au sommet, dans les violents affrontements périodiques. Ces conflits d'intérêts, même s'ils ne sont pas clairement formulés et s'ils ne s'expriment pas dans des programmes politiques opposés, reposent sur cette contradiction objective : la substitution du mode d'appropriation bourgeois du surproduit social au mode d'appropriation bureaucratique est certes un objectif enviable pour la couche privilégiée, mais sur la base du recul considérable de la production que cela implique, une partie importante de la bureaucratie, voire la majorité, risque d'être écartée de toute possibilité d'appropriation.

Une autre difficulté tient à la structure, extrêmement centralisée, de l'industrie soviétique. Il est plus difficile de privatiser de gigantesques combinats que des entreprises de la taille de celles des pays capitalistes, même des grandes puissances impérialistes.

Comment cette contradiction sera-t-elle tranchée, au travers de quelles luttes ? Resteront-elles internes à la bureaucratie ou la déborderont-elles ? Cette contradiction sera-t-elle même tranchée dans la période qui vient au lieu que l'ex-URSS s'installe, de façon relativement durable, dans une anarchie bureaucratique, ponctuée de conflits militaires, sur la base d'un déclin économique aggravé, sans que les éléments capitalistes de l'économie puissent se renforcer pour autant ?

Ce qui est certain, c'est que c'est la lutte, ce sont les rapports de forces qui vont trancher. Et dans ce rapport de forces, la couche dominante qui fait face au prolétariat est pour le moment essentiellement la bureaucratie. L'éclatement politique de cette bureaucratie pose évidemment des problèmes politiques nouveaux devant le prolétariat, par rapport au temps de la dictature stalinienne. Des problèmes qui demanderont des réponses (notamment l'avenir de l'ex-URSS). Mais sur le plan des rapports sociaux, la nouvelle bourgeoisie n'est pour l'instant qu'une composante mineure de la couche dominante. Il n'existe pas dans ce pays de grandes dynasties bourgeoises, pas de groupes financiers dominant la vie économique comme la vie sociale et capables de se subordonner la petite bourgeoisie et la bureaucratie elle-même. Tout cela fait que ce qui fut l'URSS continue encore à représenter autre chose que le capitalisme.

La caractérisation trotskyste demeure encore la meilleure pour la compréhension de la réalité soviétique et, en conséquence, le plus sûr guide pour l'action lorsque le prolétariat russe cherchera à retrouver des perspectives politiques et un programme de lutte, tout comme pour instruire et éclairer les révolutionnaires et le prolétariat de notre propre pays.